Avis de Adam Craponne : "Ne pas confondre aliénés et natifs de l’Allier"
Ce récit est celui non seulement des racines familiales, de l’enfance et l’entrée dans le monde adulte d’un personnage mais aussi celui de la vie dans une agglomération du Bourbonnais. Il s’agit de la principale de l’Allier, même si plus centrale la ville de Moulins est la préfecture de ce département où d’ailleurs le héros fait sa seconde, première et année de formation professionnelle pour devenir instituteur.
Nous suivons ce dernier au début des Trente Glorieuses, mais en plus les années de l’Entre-deux-guerres sont présentes à travers l’évocation du père et de la mère de notre personnage. Il est à noter que l’histoire de Montluçon au début du XXe siècle trouve sa place dans l’ouvrage d’Alain Touret sur Marx Dormoy aux éditions Créer et que chez ce même éditeur existe un ouvrage du même auteur "Montluçon 1940 – 1944, la mémoire retrouvée".
Les élèves de milieu populaire, comme notre personnage, n’allaient jusqu’en 1960 bien évidemment pas au lycée d’état et même pas au collège qui était la version communale et light au point de vue de l’abstraction du contenu et de la qualification universitaire des enseignants. Depuis que les Écoles primaires supérieures ont été supprimées en 1941 par le gouvernement de Vichy, la seule voie qui reste pour préparer le brevet élémentaire ou le brevet supérieur est celle des cours complémentaires. Dans certaines écoles primaires, souvent celles du chef-lieu de canton, on trouvait à côté des classes de CP, CE, CM et fin d’études (appelées autrefois "cours supérieur") la classe voire en ville les classes de cours complémentaire. Le directeur des écoles en question était un instituteur chargé du cours complémentaire. Dans ces cours complémentaires on préparait aussi à tous les concours de la fonction publique qui, tel celui des postes ou celui de l’École normale ne nécessitaient que la possession du brevet élémentaire.
Le parcours scolaire du jeune Montluçonnais nous est décrit dans le détail depuis le départ jusqu’au passage à l’École normale de Moulins. Sa première année comme instituteur en milieu rural (une école à deux classes) fait également l’objet de longs développements, elle se passe dans un village de la Montagne bourbonnaise, à la limite de la Loire soit à un autre bout du département et dans un tout autre univers que celui de Montluçon. L’année suivante il obtient un poste de surveillant dans une École normale, ce qui lui permettra de devenir professeur de français.
Ainsi, ce fils de modeste commerçant tripier (la profession est peu reluisante) ne fera pas du cinéma, comme il l’espérait, mais trouvera une place honorable dans la société. Montluçon étant au bord du Cher, le sens du titre reflète bien le regret de ne pas avoir accompli un souhait.
Le département vit alors dans le plein emploi et si on sait qu’en 1968 il comptait 386 000 habitants, on mesure avec les 342 000 habitants actuels, les difficultés d’ordre économique que l’Allier a connues à la fin du XXe siècle. L’ouvrage pointe bien le début de la société de consommation :
« leurs bonnes femmes la ramenaient trop à se vanter de leurs machines à laver, de leurs postes télé, de leurs sèches-cheveux. Ça donnait des idées aux leurs, de bonnes femmes… Elles n’arrêtaient pas de les "tanner", de vouloir ce que les bourgeoises avaient, de leur dire que s’ils allaient moins au bistrot, ils pourraient peut-être se payer les mêmes choses. C’était plus une vie ! » (page 35)
Ce récit est très largement autobiographique et il permettra aux amateurs de littérature de se rappeler (on les cite plusieurs fois à divers moments du récit) que les trois grands écrivains de la moitié ouest du Bourbonnais sont dans l’ordre chronologique de leur date de naissance respectivement Émile Guillaumin (né en 1873), Charles-Louis Philippe (né en 1874), et Lily Jean-Javal (née en 1882, cette dernière ayant essentiellement écrit pour la jeunesse). Le livre ne le dit pas mais notre personnage succéda à l’École normale de Moulins au fils d’Émile Guillaumin, juste vingt années séparent leur passage respectif là. Par ailleurs une référence page 7 à Jeantou le maçon creusois, vient nous rappeler que l’écrivaine Georges Nigremont était originaire d’un département très voisin de la ville de Montluçon et que, des Années folles jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, si les femmes étaient majoritaires comme auteures de littérature de jeunesse nombre d’entre elles avaient un pseudonyme masculin.
Pour tous publics Aucune illustration
"J'ai apprécié le sens du détail, et même, quelquefois, du petit détail, qui a toute son importance et dont on s'aperçoit qu'il permet d'éclairer des faits importants en les rendant vivants.
J'ai beaucoup aimé les premiers chapitres (une enfance montluçonnaise) , d'une écriture précise et serrée. L'avantage de la précision des lieux fait que l'on s'y voit, d'autant plus aisément que je n'habitais pas très loin, dans ce quartier des Iles, qui, comme tu prends la peine de le préciser, n'a rien à voir avec les sites exotiques auxquels il peut faire penser. Pour la petite histoire, la grande cheminée de l'ancienne usine des fers creux a été sauvegardée in extremis.. Personnellement, elle me donne le tournis et me semble incongrue dans cette aire goudronnée, recouverte de boutiques à bas prix : tu dis, à la fin du bouquin, des choses très justes, et très belles, parce que très bien écrites, sur le choc que produit la modernité plaquée sur des paysages riches en souvenirs...
Une bouffée d'oxygène montluçonnais, donc, dans ces premiers chapitres très accrocheurs.
Sur le collège, même si l'évocation m'a paru trop rapide (mais le bouquin est déjà un pavé!) tout me paraît juste, notamment à propos des profs. Le prof d'anglais méritait bien un chapitre pour lui seul! Tu rappelles des détails que j'avais oubliés, mais je suis d'accord sur le fait que, malgré (ou à cause de?)son enseignement pour le moins particulier, nous avons appris de l'anglais avec lui, peut-être plus qu'à l'EN (Ecole normale d'instituteurs de Moulins). J'ai quand même rencontré des gens qui lui ont attribué leurs difficultés ultérieures, mais on sait bien qu'on a tendance à rejeter sur le maître ce que l'on n'a pas réussi...
L'EN est évoquée aussi avec justesse et précision. Simplement, je n'aurais pas parlé, quant à moi, de "parenthèse heureuse" dans ma vie, ni de "service militaire très soft", et encore moins de "paradis perdu" (p.195). Nous en avons déjà parlé: pour moi, ce sont de mauvaises années, heureusement effacées par celles que j'ai connues après.
A lire ce que tu dis ensuite de la montagne bourbonnaise, je me dis que j'ai peut-être échappé à quelque chose, car après une année passée au collège de Cusset, je suis parti tout de suite comme VAT aux Nouvelles-Hébrides. Fort heureusement, j'étais marié . Toutefois, j'aime beaucoup les remarques par lesquelles tu nuances cette vision, en disant qu'elle n'est pas imputable au lieu lui-même, mais au fait que tu n'étais pas disposé à l'apprécier à cette époque, pas réceptif. Une réflexion qui génère, un peu plus loin (p.220), ce qui m'apparaît comme la plus belle page du bouquin sur la nécessité de s'imprégner longuement d'un paysage pour tenter enfin de le décrire :
"Il ignorait alors que tout paysage - surtout s'il est banal et peu spectaculaire comme celui-ci qui l'avait enfoui sous sa couette rustique depuis plusieurs mois- se mérite, qu'il ne se laisse pénétrer qu'après une longue fréquentation", etc... Je pense à Colette, dans Sido : "J'appartiens à un pays que j'ai quitté"... Un texte que j'ai découvert en quatrième ou en troisième, avec un des deux profs de français qui ont compté après la sixième, et dont tu croques un portrait rapide mais très juste.
Les dernières pages aussi sont très belles. Il faut faire une pause avant de les lire, ou les relire, pour bien les apprécier.
Très bonne idée aussi que la technique qui consiste à faire dialoguer deux personnages, qui sont en fait une seule personne, en ouvrant ainsi la porte à une langue savoureuse, qui mérite de ne pas être oubliée...
Au total, donc, un très bon récit autobiographique, lucide, honnête (un point très important), sans concession, d'une écriture précise et "serrée". Le plaisir que j'ai pris à la lecture dépasse largement l'intérêt procuré à un Montluçonnais par un récit situé dans des lieux qu'il connaît.
Ce cours d’eau traverse, outre l’Allier, la région Centre Val de Loire et donne leur nom à deux départements berrichons et solognots. Il frôle Bourges à St Florent et baigne Vierzon dans sa course en aval, et fit le don de son cours au canal du Berry, contribuant ainsi indirectement mais largement à relier entre elles les trois cités au passé prolétaire mentionnées plus haut. Trois centres d’activités qui, par cet apport généreux, ont connu un développement semblable, puis le même déclin dès la fin des années soixante…
Tous ceux qui ont vécu leur enfance et leur adolescence le long des berges de ces deux artères fluviales ont probablement joué aux mêmes jeux que la bande de gamins du livre, qui font de ces rives familières aux autochtones leurs terrains de jeux favoris. Ceux-là et bien d’autres encore qui ont connu cette époque dans d’autres lieux, se reconnaîtront probablement dans les aventures de ces poulbots du centre de la France, qui vivent sans le savoir les derniers jours d'une prospérité passagère - et toute relative pour la classe sociale à laquelle ils appartiennent ! L’évocation du destin parfois tragique des aïeux (des aïeules surtout !), restés au pays ou venus échouer dans le bassin industriel bourbonnais après le premier conflit mondial, ainsi que le récit de l’échec professionnels des parents, qui ont cru pouvoir s’extraire de leur milieu d’origine en se lançant dans le petit commerce, est là pour nous rappeler que ces décennies ne furent pas « glorieuses » pour tout le monde…
Comme dans le premier opus, ("Le prince des parquets-salons"), c’est encore l’atmosphère de la province des trente glorieuses que l’auteur s’attache à nous faire revivre, aussi bien celle de sa petite ville touchée par la désindustrialisation que celle de la campagne (bourbonnaise et creusoise principalement, mais également berrichonne) dans laquelle il passe des séjours tout à la fois heureux et parfois tristes. Il s'agit là d'une campagne non idéalisée, qui subit elle aussi les premiers assauts d'une mondialisation que l'on considère plutôt comme un progrès, notamment pour ce qui est de la culture, sans être toujours conscient qu'elle est l'une des causes du déclin progressif des bourgs.
Ces décennies sont évoquées de manière nuancée, sans céder aux clichés véhiculés habituellement par un regard nostalgique, mais sans non plus exagérer les difficultés réelles rencontrées par les gens qui ont vécu cette époque.
Les personnages de cette histoire n’ont pas tous l’impression de vivre les décades de progrès social et d’insouciance que l’imagerie populaire se plait à célébrer a posteriori. Dans ces chroniques des années d’après-guerre, il est question, par exemple, de la frustration éprouvée par une génération qui ne connait pas encore la libération sexuelle à laquelle on associe généralement les « sixties ». La libération des mœurs n’interviendra vraiment qu’après soixante-huit. Les héros de cette histoire ne profitent pas encore de ce grand bond en avant et subissent à contre cœur une abstinence qui leur est imposée par la politique nataliste des gouvernements qui se succèdent. Le personnage principal redoute tout à la fois de devoir aller combattre en Algérie, de mettre une fille enceinte et de devoir, de ce fait, abandonner son rêve, contracté dès le plus jeune âge par la fréquentation des salles obscures, de faire carrière dans le septième art (carrément !), puis plus tard par la participation à un ciné-club et la lecture de revues spécialisées, de devenir metteur en scène ou critique de cinéma. L’ascenseur social, censé avoir bénéficié à tout le monde en ce temps-là, est loin de fonctionner comme le voudrait celui dont l’histoire nous est contée. Une fois nommé instituteur dans un village de la montagne bourbonnaise, faute d’avoir pu poursuivre des études supérieures, il ne brillera par sa plume, ni les sur les feux ni dans les coulisses de la rampe, ni sur aucune scène plus modeste d’ailleurs... La vocation d’enseignant tarde à venir et le lecteur assiste aux débuts difficiles de celui qui se voyait « déjà en haut de l’affiche », que ce soit à Cannes, présentant son dernier film, ou journaliste aux Cahiers du cinéma, ou bien encore, à défaut, prof de lettres ou de philo atypique, commentant parfois avec ses élèves l’actualité cinématographique du moment au lieu de paraphraser laborieusement le Lagarde et Michard comme le faisait son prof de lettres.
Mais, comme le dit une chanson d’époque, ces « petites misères sont bien passagères, tout ça s’arrangera. » En tout cas, les dites « misères » n’empêchent pas les protagonistes de ces chroniques de la vie de province de vivre leur destin avec légèreté et désinvolture parfois. La vie des petites gens des quartiers ouvriers est évoquée avec tendresse, avec une truculence obtenue grâce au recours à la gouaille populaire locale dans le discours de ceux qui relatent les faits. La jeunesse, l’adolescence, les études primaires et secondaires se déroulent selon un schéma qui ne correspond pas toujours à celui d’une école idéale dont les anciens nous parlent parfois. Les profs n’étaient pas tous, loin s’en faut, les hussards noirs irréprochables, les icones pédagogiques qu’un discours dominant sur l’époque fige dans des postures dignes d’images d’Epinal destinées à alimenter une mémoire collective en mal de héros positifs pour roman national édifiant. Mais les témoins successifs des anecdotes scolaires qui nous sont contées gardent malgré tout un souvenir « globalement positif » de leur passage au collège, puis de l’école normale ensuite. Ils rendent hommage aux meilleurs d’entre leurs maîtres et s’attardent en priorité sur les situations burlesques que les enseignants les plus « folkloriques » -pour utiliser cet euphémisme – ont fait subir à leurs classes…