Avis de Benjamin : "Ceux qui y trouveront la mort, ils auront droit au titre de martyr"
À la fin du XIXe siècle, des massacres de chrétiens dans l’Empire ottoman se produisent :
« Cent mille à trois cent mille Arméniens ont ainsi péri de 1894 à 1897, égorgés, brûlés vifs, pendus, mitraillés ou lynchés » (page 7). En 1909 en Cilicie à Adana, mais aussi à Antioche, Alexandrette, Alep, il y a de nouveaux meurtres de chrétiens. Suite à ces événements, le gouvernement de Constantinople est isolé diplomatiquement toutefois l’Allemagne va choisir de s’engouffrer dans cette brèche. Aussi, à l’automne 1898, Guillaume II fait un voyage officiel qui le conduit dans la capitale de l’Empire ottoman ainsi qu’à Beyrouth, Damas (en particulier devant la tombe de Saladin), Jérusalem et Bethléem. L’empereur d’Allemagne s’autoproclame à cette occasion le protecteur de tous les musulmans de la Terre, ce qui ne manque pas de se faire étrangler les journalistes anglais présents comme l’écrit René Bazin alors envoyé spécial du Figaro. En effet l’Empire britannique compte alors un nombre important de musulmans principalement dans les Indes, mais aussi en Malaisie, Bornéo, Aden et divers territoires en Afrique.
En cette Belle Époque, le sultan se rappelle qu’il est aussi calife (donc commandeur des croyants) et il va jouer sur cette menace auprès de toutes les puissances colonisatrices (Russie comprise, car l’Asie centrale est bien une partie de l’empire des tzars peuplée de populations qui n’ont rien de slaves). Dans le même temps le baron Max von Oppenheim (de père juif converti au catholicisme, il descend du célèbre banquier juif rhénan Salomon Oppenheim) parcourt tout l’espace du Maroc aux Indes (il rencontre d’ailleurs Lawrence en 1912 au Cachemire). Il noue des liens avec en particulier les nationalistes égyptiens et théorise l’idée d’insurrection islamique. Les deux crises marocaines sont l’occasion pour l’Allemagne de se montrer défenseur des populations musulmanes du Maghreb.
Toutefois l’Allemagne laisse l’Autriche-Hongrie annexer la Bosnie-Herzégovine et l’Italie (alors son allié) s’emparer de la Lybie (dernière possession ottomane en Afrique). De plus les Jeunes-Turcs sont d’esprit plus laïc que l’administration turque classique. Mais après toutes les pertes territoriales subies en 1912-1913, l’homme fort du pays Enver Pacha, surnommé Napoléonik, conduit une politique d’alliance franche avec l’Allemagne pour bénéficier des conseillers militaires de l’armement germaniques plus de crédits pour payer des fonctionnaires.
La Turquie va embrasser la cause allemande fin octobre 1914 à un moment où l’Allemagne a remporté des victoires tant contre la France que contre la Russie. Jean-Yves La Naour montre comment est agité le drapeau vert de l’islam, citant le texte du calife, dont nous retirons ceci :
« Ceux qui prendront part à la Guerre sainte pour le bonheur et le salut des Croyants et en reviendront vivants jouiront du bonheur ; quant à ceux qui y trouveront la mort, ils auront droit au titre de martyr ».
Quelles répercussions cela a dans les colonies françaises d’Afrique du nord d’une part et par ailleurs de l’Empire britannique ? Finalement c’est la seule Italie qui de façon conséquente paie les pots cassés dans le territoire africain qu’elle vient d’annexer, à savoir la Lybie ; de ce fait le sud tunisien connaît quelques agitations (voir La guerre de 1914-1918 sur les confins tuniso-tripolitains) comme tout le Sahara oriental et les confins égyptiens. C’est la confrérie millénariste des Senoussis qui dirige les opérations. Du côté de l’Afghanistan, la diplomatie allemande n’arrive pas à entretenir une rébellion, faute d’appui véritable du souverain du pays et on ne compte que quelques sabotages de Perse visant une compagnie pétrolière anglaise et une agitation sporadique en Inde. Notons que la révolte des Arabes contre les Turcs se font sous la houlette du chérif de La Mecque, les Turcs sont donc dans l'histoire l'arroseur arrosé.
Une partie de l’ouvrage développe les occasions manquées de faire évoluer les statuts des indigènes en Algérie, au Maroc et en Tunisie. Toutes les mesures progressistes avancées par les parlementaires français sont torpillées par le lobby des grands colons. L’administration française favorise en temps de guerre le pèlerinage à La Mecque et on complètera ces pages avec celles de l’ouvrage Aux villes saintes de l’islam paru aux éditions du Félin.
Par ailleurs, vis-à-vis des prisonniers d’Afrique noire et du Maghreb, l’Allemagne invente les camps de rééducation politique. Les tirailleurs, spahis et goumiers, aux mains de l’Allemagne, sont invités à aller rejoindre l’armée ottomane. Le problème est que les conditions où ces troupes ont été spontanément traitées par l’armée allemande ont été souvent abjectes, ceci en particulier parce que les Allemands qui les ont fait prisonniers avaient bien intégrés la propagande allemande qui faisait d’eux des êtres sanguinaires (collectionnant les oreilles et les doigts de leurs victimes). Last but not least, le menu dans les camps habituels de prisonniers français en Allemagne avec viande relève toujours de la dimension porcine et lorsque l’on est dans un camp pour musulmans il n’y a plus de viande du tout pour une soupe guère plus épaisse et le même pain KK (fait sans un gramme de farine de blé ou d’autres céréales). Le 13 juillet 1915 est inaugurée, au camp de Zossen (non loin de Berlin) la première mosquée en Allemagne.
Un des propagandistes, le lieutenant Rabah Boukabouya, instituteur constantinois avant 1914, est victime d’une intrigue d’un autre et se retrouve journaliste pour la Gazette des Ardennes. Après la fin de la guerre, il devint officier dans l’armée ottomane. Jusqu’au milieu du conflit, un indigène ne peut dépasser le grade de lieutenant (d’ailleurs avec une solde bien faible) sauf circonstances très exceptionnelles et il semble que cette situation ait été très mal vécue par Rabah Boukabouya. En 1915, dans une brochure diffusée en Afrique du Nord, il critiqua les conditions faites à l’ensemble de ses coreligionnaires combattants pour la France. En avril 1915, à Bailly dans le secteur de la Somme, servant au 7ème régiment de tirailleurs algériens, il entraîne à la désertion soixante-dix-huit soldats et sous-officiers de son unité. Sur l’ensemble des militaires maghrébins faits prisonniers environ 1 000 succomberont aux sirènes djihadistes et les trois-quarts d’entre eux déserteront. Ce qu’il faut peut-être retenir c’est que c’est premièrement l’intelligence des musulmans qui a été le seul frein vers le passage au djihadisme et d'autre part que c'est une réelle injustice qui a fait basculer un sujet français (auquel on refuse le statut et les droits d'un citoyen) dans la propagande radicale.
Pour connaisseurs Aucune illustration