Avis de Octave : "À l’ombre des arbres avec des nids d’espions, les jardins des poilus de Salonique"
Notre titre fait allusion à la fois à un mot de Clemenceau qui traita les soldats français à Salonique, parce qu’il avait lu que pour lutter contre certaines maladies ils cultivaient des légumes et à un titre de film de 1937 où une vilaine espionne allemande tombe amoureuse d’un officier français incarné par Louis Jouvet.
Le récit du général Sarrail traite pratiquement que de la période de ses responsabilités dans l’armée d’Orient, quoique l’ouvrage démarre en juillet 1915 lorsque cet officier supérieur doit céder sa place de commandant de la IIIe armée au général Humbert. Il se termine vingt-six mois plus tard quand en décembre 1917, quand le général Sarrail quitte la tête des armées basées à Salonique. Cet ouvrage est composé d’un récit fluide au style agréable, celui du général Sarrail, qui est une mine d’informations tant sur la situation dans les Balkans du printemps 1915 à l’automne 1917, que sur les doctrines militaires, les relations à l’intérieur de l’État-major, entre ce dernier et certains généraux sur le terrain, entre certains généraux entre eux (en particulier mais pas seulement entre les coloniaux et les métropolitains), entre certains hommes politiques et les généraux ainsi que les préjugés de certains officiers supérieurs français sur les troupes et commandements anglais. Les notes de Rémy Porte en ce qui concernent la chose militaire sont un bijou d’érudition, non seulement complément à ce que dit le général Sarrail, mais critique se voulant objective (tantôt mise en contradiction, tantôt relativisation, tantôt mise en avant de la justesse du propos).
De plus Rémy Porte informe, lorsque cela s’avère important, sur les perceptions dans l’autre camp. Ainsi il nous montre bien en quoi le fait que durant les deux premiers trimestres 1916 les armées alliées stationnées à Salonique furent quasiment inactives, plaît au plus au point à l’Allemagne. Les armées bulgares, autrichiennes et allemandes auraient les moyens de réduire les troupes ennemies stationnées dans le nord de la Grèce, au prix de la violation de la frontière de ce pays, mais sans véritable déplaisir de la part de son roi (en août 1916 ce dernier acceptera d’ailleurs l’occupation de villages grecques par les Bulgares), du gouvernement légal et d’une moitié de l’armée grecque. Rémy Porte rapporte très pertinemment la déclaration du général allemand Von Falkenhayn : « il était plus avantageux de savoir qu’entre deux et trois cent mille hommes étaient enchaînés dans cette région lointaine que de les chasser de la péninsule balkanique et de là (retrouver une bonne partie d’entre eux) sur le front de France ». Pas étonnant que durant cette période de 1916, Clémenceau surnomme les soldats présents sur ce front “les jardiniers de Salonique“, s’appuyant sur l’information qu’ils cultivent des salades pour lutter contre le scorbut.
Certes toutes les informations nécessaires sont dans les notes, mais à moins de prendre lui-même des notes (sur les notes) et de lire l’ouvrage d’une traite, le lecteur risque d’être régulièrement perdu. Il peut aussi se sentir coupable de ne pas avoir le courage de lire toutes ces notes, faute de savoir laquelle s’avère indispensable pour l’approche d’un point éclairant vraiment en partie l’ensemble. La taille des notes est souvent d’une surface impressionnante, on a régulièrement un volume de notes qui atteint ou dépasse la moitié de la page. La stratégie qui consiste à lire un ouvrage d’abord en laissant de côté les notes, puis de le reprendre en se penchant sur les notes est ici inefficace. En effet les notes sont ici très majoritairement non des références mais très souvent des explications nécessaires pour la compréhension de l’évolution de la situation exacte. Le corps du texte est une présentation des évènements par le Général Sarrail avec son filtre d’autojustification, d’autovalorisation et adressé à des lecteurs qui ont un certain nombre de pré-requis pour accéder à la compréhension de ses écrits. Cet ensemble fait que les remarques de Rémy Porte s’avèrent indispensables.
Il est bon de se rappeler cette belle formule du général de Gaulle dans Mémoires de guerre "Vers l'Orient compliqué je volais avec des idées simples. Je savais qu'au milieu de facteurs enchevêtrés une partie essentielle s'y jouait. Il fallait donc en être ". Certes elle s’applique non à l’Europe orientale mais au Proche-Orient. La plupart des lecteurs de ce livre arriveront avec les idées simples qu’à Salonique il s’agit de combattre Turcs et Bulgares et que la Grèce est dans le camp allié, or la situation est très enchevêtrée. Il est difficile de rentrer dans cet ouvrage sans avoir la moindre idée au départ de la situation politique en Grèce, des oppositions entre Hellènes au sujet de la position à prendre dans le conflit de la Première Guerre mondiale et la singularité avec laquelle les gouvernements britanniques et français agissent pour mettre en place un contre-gouvernement tenant le nord de la Grèce, alors qu’Athènes et toute la partie méridionale du pays conserve son régime légal avec à sa tête son roi qui a décidé de ne pas respecter le traité de défense mutuelle avec la Serbie. Aussi cinq pages d’introduction sur la situation en 1915 dans les Balkans centrées sur l’état de la Grèce, de l’armée serbe et des Alliés à Gallipoli, avec accessoirement un mot de ce qui se passe alors en Albanie et en Roumanie, aurait été bienvenu. Les situations de ces pays par rapport au conflit sont imbriquées les unes dans les autres et avant de commencer ce livre, une vue d’ensemble au moins du côté allié (Serbie), futur allié (Roumanie) et demi-neutres (Albanie et Grèce) aurait permis de saisir une certaine globalité de la question.
En conséquence nous recommandons, pour mieux l’apprécier à la fois le texte du général et les commentaires, à tous les lecteurs non universitaires de se reporter avant de commencer à
http://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_la_Serbie_pendant_la_Premi%C3%A8re_Guerre_mondiale
http://fr.wikipedia.org/wiki/Camp_de_Salonique
Dans cet ouvrage comme dans beaucoup de livres d’histoire, il manque une carte. Il en faudrait ici une des Balkans avec tous les noms de lieux cités avec une ou deux orthographes. Ceci pour trois raisons. Tout d’abord les noms de lieux ne nous sont pas a priori familiers, ils sont donnés par le général Sarrail dans une langue qui peut-être turque, slave, grecque, roumaine ou albanaise et le nom qu’il choisi n’est pas toujours celui qui aujourd’hui est retenu internationalement (ainsi Uskub ne parle à personne alors qu’il s’agit de Skopje capitale de la république de Macédoine). Deuxième raison cela allège le nombre de notes, car quand le général Sarrail cite pour la première fois un lieu, Rémy Porte prend soin d’apporter une information sur sa situation géographique et sa double dénomination éventuelle. Enfin troisième raison, le lecteur par une carte appréhende tout de suite mieux l’espace ; n’oublions pas que l’on saute de Corfou à Salonique en ratissant large dans l’espace qui les sépare.
Le lecteur peut se demander pourquoi donc en septembre 1915, compte-tenu de ce que dit Rémy Porte (Clémenceau est isolé alors sur le plan politique), le général Sarrail est contraint d’aller dialoguer avec ce dernier avant de partir pour les Balkans. Il est fait ici l’impasse sur le fait que Clémenceau présidait au Sénat la commission de l’Armée. La page 30 nous informe qu’Aristide Briand est député socialiste depuis 1902. Or à partir de 1905 il est socialiste indépendant, dans les années qui précèdent la Grande Guerre il est à situer au centre-droit, partisan en particulier de la loi des trois ans, freinant le vote de l’impôt sur le revenu, combattant les activités syndicalistes dans la fonction publique et dans le secteur privé… C’est en pensant à l’évolution qui est la sienne qu’apparaît l’adage « Les socialistes indépendants sont indépendants de tout et surtout du socialisme ». Il est d’ailleurs à noter que dans les Années folles et au début des années 1930 il a des positions à situer cette fois au centre gauche. C’est parce que Briand et Clémenceau sont à tous les deux cités une trentaine de fois dans les mémoires du général Sarrail que je pense ma remarque utile au sujet de notes touchant le domaine politique et non militaire.
Voilà donc un ouvrage qui permet d’appréhender des chefs et des soldats largement décriés comme le fait dire Roger Vercel dans Le capitaine Conan « "Armée de Salonique" ! C’était une injure sur le front français... Pourtant, on a pris le 15 septembre le Sokol, avec des échelles d’assaut, le Sokol, 1.383 mètres à pic... Seulement, allez donc vous en vanter ! Il a un nom de produit pharmaceutique ! ». En résumé, au-delà de points de forme ou de détails, il s’agit d’un livre très intéressant qui éclaire des réalités sur un front extérieur dans une région de l’Europe qui va voir sa carte très largement remaniée, avec l’avis de l’influente discipline géographique française d’alors, en fonction des choix faits par un pays de cette région (amputations de la Bulgarie, création de l’état qu’on appellera plus tard la Yougoslavie, mise en place d’une Grande Roumanie). Des frontières qui ne seront modifiées que très partiellement en 1945, avec le transfert de la Bessarabie à l’URSS et de la Dobroudja du sud à la Bulgarie.
Toutefois l’ouvrage permet aussi d’appréhender les différentes doctrines militaires en usage et éclairer tant les personnalités des généraux que leurs relations mutuelles. Dans la postface, Rémy Porte avance qu’ici « le lecteur est confronté à des ambiguïtés et des contradictions qui obligent à rechercher dans d’autres documents des explications complémentaires. Les souvenirs de Sarrail ne visent d’évidence pas à raconter simplement le détail tactique des engagements militaires sur le front de Salonique, même s’ils sont sur ce plan tout-à-fait intéressants. La volonté de leur auteur de placer le débat dans un face-à-face franco-français avec le Grand Quartier Général constitue le véritable filigrane au long des chapitres successifs ».
https://www.france24.com/fr/20180914-centenaire-bataille-dobro-polje-macedoine-front-orient-bitola-armistice-bulgarie-14-18
https://www.20minutes.fr/monde/2373367-20181116-11-novembre-apres-commemorations-colere-serbe-contre-paris-retombe
http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2018/11/13/31002-20181113ARTFIG00340-commemoration-du-11-novembre-la-serbie-injustement-humiliee.php