Avis de François S.F. : "Place et rôle historique tenu par T.E. Lawrence"
Voici un texte d'une extrême importance, parce que les sources utilisées par l'auteur, Christophe Leclerc, montrent que le personnage porté aux nues par les uns et démonétisé par les autres, a indéniablement joué un rôle de premier plan dans la période envisagée ici : les deux années (1914-1916) qui précèdent une épopée qui va faire naître la légende de T.E. Lawrence (1888-1935), devenu pour la quasi-majorité de ceux qui parlent de lui et écrivent sur lui, Lawrence d'Arabie. Incontestablement, sur les deux années qui sont ici mises en relief, ce qui est d'une grande originalité, même si Maurice Larès et Anthony Sattin s'étaient tous deux penchés sur la jeunesse de T.E. Lawrence, il y avait des éléments pour consacrer à ce court moment de l'histoire, mais si déterminant pour la suite, toute la matière d'un livre, et c'est Christophe Leclerc, connu pour ses nombreux et très précieux travaux (Lawrence d'Arabie. Gloire et légendes ; La mission militaire française au Hedjaz ; Lawrence d'Arabie. Écrire l'histoire au cinéma) qui s'en est chargé.
La masse documentaire réunie par l'historien et maintenant disponible permet en effet d'affirmer que cet homme, durant cette période, a, tout en n'agissant que dans des bureaux affectés au renseignement, pris, avec un simple grade de sous-lieutenant, des initiatives et fait un travail intellectuel qui l'ont mis à une certaine hauteur au-dessus de ses supérieurs hiérarchiques, mais en s'attirant au total plus de sympathie et d'admiration qu'il n'a suscité de jalousie ou fait naître d'animosité, même si cela a pu exister par ailleurs. Tout au long de ce livre, preuve est donnée que sa part de travail n'a jamais été négligeable dans le cours des événements et qu'il a manifestement su jouer de sa capacité à avoir de l'influence de pensée sur beaucoup d'autres hommes, mieux placés que lui, et qui étaient certainement des décideurs. Il y a là, on ne peut plus en douter, une réalité qui s'impose et qui fait dire au préfacier, Rémy Porte, plus attiré par celui qu'il considère comme l'anti-Lawrence d'Arabie, le grand officier français que fut Édouard Brémond et que Lawrence a un peu trop ridiculisé dans les Sept Piliers de la Sagesse, que Christophe Leclerc est un très bon historien et son livre un vrai ouvrage d'Histoire, incontournable, sûr, solide et sérieusement documenté.
J'ai pris pour ma part dans les marges du livre, tout en en faisant la lecture, une série impressionnante de notes, et remarqué que Christophe Leclerc, qui a eu la gentillesse de mentionner mon propre travail sur Lawrence dans sa bibliographie, a aussi eu l'intelligence de se situer à bonne distance du mythe pour se consacrer à sa tâche, car c'est un fait qu'il évite toujours de tomber dans le piège de l'hagiographie, ce qui est tout à son honneur. Il met simplement en évidence le fait que Lawrence a accompli son travail de cartographe et d'analyste de la question arabe et des faiblesses exploitables de l'adversaire ottoman avec compétence et expertise, ne ménageant ni sa peine ni ses heures, et y consacrant tellement de lui-même qu'il a fini par devenir l'une des personnes les plus indispensables à l'état-major britannique du Caire et au haut-commandement britannique en Égypte, allant même jusqu'à obliger ceux qui étaient le moins bien disposés comme les Français ou des compatriotes britanniques comme Sir Mark Sykes et les autorités anglo-indiennes à soutenir la cause arabe et l'idée d'une indépendance des pays arabophones dans le projet de démembrement de l'Empire ottoman, à faire une place, si minime fût-elle, à ce chapitre dans leurs arrangements et leurs tractations (la rivalité existant ici à l'interne entre les services anglais et aussi entre les Alliés anglais et français, comme chacun le sait).
Je ne vais pas ici, entrer dans le détail, car cela prendrait trop de temps et ennuierait probablement le simple lecteur, mais je peux noter avec satisfaction que Christophe Leclerc tord le cou à plusieurs légendes concernant Lawrence au cours des mois qui vont de décembre 1914 - date de son arrivée au Caire - à octobre 1916, mois à partir duquel on va le voir quitter son rôle de bureaucrate et s'engager physiquement sur le terrain, en devenant l'un des conseillers de Fayçal, lequel fut l'un des fils les plus actifs du chérif Hussein, qui avait, après une longue attente, fini par déclencher la Révolte arabe contre les Turcs, le 10 juin 1916. La première fausse image qui saute sous la plume de Christophe Leclerc est celle d'un officier de rang subalterne qui se serait permis bien des fantaisies dans sa tenue et son comportement et qui se serait montré plus ou moins obéissant pour ne pas dire purement désobéissant en plus de se montrer négligé dans sa mise vestimentaire réglementée (s'il le fut, il ne fut pas le seul) . Non, ce fut un travailleur acharné, passionné par ce qu'il faisait, et qui se révéla bien souvent aussi précis et fiable dans les notes qu'il produisait que nécessaire à la place qu'il occupait.
On crut un moment avoir trouvé une occasion de tenir son engagement en faveur des Arabes dans une Syrie convoitée par les Français pour insincère en raison de phrases écrites par lui sur un ton apparemment très cynique, mais une étude approfondie du contexte permet en réalité de se rendre à l'évidence qu'il ne s'agissait en réalité que d'endormir la méfiance et d'amadouer des acteurs peu favorables aux intérêts arabes dans des zones que d'autres que les Arabes voulaient contrôler (administration anglo-indienne et anglo-mésopotamienne ou encore française) et qu'il faudra très certainement mettre en doute les accusations de double jeu portées à son encontre. Chaque page du livre corrige les mauvaises interprétations de sa logique et de ses plans d'action. De sorte que ce livre qui modifie, à l'aide des textes rigoureusement croisés ou confrontés, la bonne ou la mauvaise opinion que l'on peut se faire de l'homme, jette une lumière sans ombre sur ce qu'il fut et ce qu'il fit, mais sans jamais se confondre le moindrement avec un quelconque dithyrambe. Car s'il est de plus en plus certain que si Lawrence a été d'une grande droiture (du moins en ce qui concerne la Syrie, car pour la Mésopotamie devenue Irak, il fut plus favorable aux intérêts britanniques qu'aux revendications des Arabes), il est aussi certain que son projet final n'a pas abouti, quelque illlusion qu'il ait entretenue à ce sujet. Au sujet de la Mésopotamie (actuel Irak), Christophe Leclerc, justement, rappelle que le commandant de la VIe armée ottomane fut d'abord le baron et historien prussien Colmar von der Goltz et que c'est seulement après la mort de ce dernier le 19 avril 1916 que Khalil prit vraiment le relais et maintint le cercle du siège tout autour de la ville de Kut-el-Amara où le général Charles Townshend se trouvait enfermé avec sa division depuis des mois. Il souligne que Lawrence, détaché sur place après s'être vu décerner la Légion d'Honneur le 18 mars 1916 et avoir été promu capitaine à titre temporaire, tenta de manœuvrer Sulayman Faydhi, ancien adjoint de Sayid Thaleb, président du parti nationaliste arabe, mais qu'il fit chou blanc dans son intention de soulever les autochtones contre les Turcs parce qu'il ne s'était pas totalement bien informé sur l'état d'esprit de son interlocuteur : les échanges entre les deux hommes sont parlants et malgré la pression exercée par Lawrence, qui savait que le temps était compté, l'entreprise n'avait pas de chance d'aboutir sans remonter jusqu'à Sayid Thaleb, qui n'était pas là. Pour finir, Lawrence ne fit qu'accompagner comme observateur le colonel Beach et le traducteur Aubrey Herbert (dans des échanges en français) le jour où ils rencontrèrent Khalil, ignorant que Townshend avait déjà détruit son matériel militaire lourd et négocié avec Khalil tous les points concernant une reddition que les émissaires espéraient rendre moins dure ou même éviter en tentant d'acheter chèrement mais en vain l'officier turc, par ailleurs neveu d'Enver Pacha.
François Sarindar, auteur de "Lawrence d'Arabie. Thomas Edward, cet inconnu" (2010).
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