Avis de Alexandre : "Le vécu des poilus sur le front et la grippe espagnole vus outre-mer : l’exemple réunionnais"
Toutefois le récit se déroule à quelques rares exceptions (métropole et donc hauts plateaux) dans la ville de Saint-Denis reconstitué avec un grand soin à partir de documents d’époque. Si les petites scènes se multiplient, il est pris de temps de développer ces anecdotes en deux, trois ou quatre pages ; cela donne au lecteur la possibilité d’en saisir la substantique moelle.
Sur ce maudit bateau sont trois amis démobilisés : Grondin le géant à la baraka, Voltaire le cafre et Évariste Haorau le narrateur doté d’un esprit débrouillard. Ils retrouvent sur le quai Camille de Villiers, issu d’une famille de gros planteurs qui avait fréquenté Charles Baudelaire lors de son séjour dans l’Océan indien au début des années 1840. Camille de Villiers est réformé depuis 1917 après qu’en Macédoine il soit devenu une gueule cassée. L’essentiel de l’action se déroule entre la date de l’arrivée du Madona le 31 mars 1919 et le 11 mai où le “cyclone la peste“ nettoie la Réunion de tous les virus de la grippe espagnole et y obtient une appellation en rapport (malheureusement le scénario ne mentionne pas cette date du 11 mai). Cependant le vécu de chacun des poilus pendant le conflit n’est pas oublié. Ainsi l’on découvre en particulier dans le premier tome (pages 35-36), une mutinerie aboutant une fraternisation à Noël 1917, improbable pour diverses raisons, entre soldats français et allemands est mise en scène. Dans le second volume on revit les moments où les quatre héros s’engagent en août 1914, les colonies ne connaissant pas la conscription à la Belle Époque. Il y a également quatre pages pleines dévoilant la capture d’un officier allemand issu de la noblesse (dont le faciès et le physique n’est pas sans rappeler celui du Kronprinz) par Voltaire (versé dans les tirailleurs sénégalais). Dans cet épisode les rapports à la culture d’un adjudant auvergnat (sur l’inefficacité relative de la scolarisation à la Belle Époque dans cette province, on lira le roman autobiographique Toinou : le cri d’un enfant auvergnat) et d’un Sénégalais élevé par les pères blancs n’y sont pas en faveur du premier. Par ailleurs l’officier de la Luftwaffe (tombé dans les lignes françaises) prêt à accepter de se rendre à des soldats nés dans l’hexagone, pâlit d’effroi devant la perspective humiliante d’être prisonnier d’hommes, qui en enlevant leur masque à gaz, se révèlent de race noire.
Pour Camille de Villiers la réinsertion sociale ne se posait pas a priori, toutefois c’est lui qui supporte le plus mal l’univers matériel et humain dans lequel il vit. Le reflet de sa figure le hante, il sombre dans l’opiomanie puis organise son suicide. Voltaire l’ancien tirailleur sénégalais console bien trop adroitement l’épouse de Camille de Villiers pour que le scandale de relations entre une belle créole et un cafre n’éclate dans cet univers colonial régit par un système de castes. Voltaire meurt en victime parfaite de policiers, acteurs de la volonté de la société de mettre fin à cette mésalliance, pour qui est inconnue la phrase de Clémenceau : « Les anciens combattants ont des droits sur nous ». Grondin a trouvé l’amour partagé avec Marie qui commercialise des herbes contre tous les maux mais il voit sa bien-aimée, trop confiante en l’efficacité de ses tisanes, succomber à la grippe espagnole. Grondin oublie ensuite son chagrin dans l’alcool. Le narrateur, devenu ambulancier à l’hôpital de Saint-Denis dès avril 1919, n’a plus qu’à survivre avec les fantômes de Voltaire et de Camille de Villiers. Deux personnages historiques sont largement mis en scène, il s’agit du prince Vinh San empereur d’Annam détrôné par les autorités coloniales françaises d’Indochine en mai 1916 et de Pierre Louis Alfred Duprat (sans donner son nom) gouverneur de la Réunion de 1913 à 1919. Si le premier recevait la sympathie de la majorité de la population, le second était fort impopulaire et le scénariste met ce dernier dans des situations où le gouverneur montre une grande irresponsabilité dans ses paroles et ses actes.
Le beau dessin nerveux de Serge Huo-Chao-Si, en s’inspirant du style caricatural, porte les rudes caractères de l’ensemble des personnages avec une forte expressivité. Les couleurs sensibles et douces renvoient aux uniformes dits “ bleu horizon“ que les héros ne quittent que progressivement et partiellement quand ils ne les conservent pas jusqu’à leur décès comme Voltaire. La mise en page est très aérée et variée, passant d’un minimum de 6 à un maximum de 12 vignettes (aux surfaces d’une grandeur très différente) par planche. Le récit et le style de dessin prennent en surface une tonalité comique mais le contenu est dramatique en profondeur (et pas seulement du fait de l’hécatombe des décès). La scène au bordel ne présente aucune image choquante aussi on peut conseiller la lecture de cet ouvrage aux jeunes dès 11-12 ans.
Cet album trouve sa place parmi les meilleures BD autour de la Grande Guerre avec cinq originalités, celles d’évoquer l’appréhension des soldats germaniques face aux troupes noires, les mutineries, le retour des combattants, la grippe espagnole et un univers colonial spécifique d’une île aujourd’hui département d’outre-mer. On l’aura deviné cette œuvre (où on trouve ponctuellement des phrases en créole) est portée par un scénariste et un dessinateur tous deux réunionnais. De 1986 à 2002 ils avaient fait leurs armes dans le magazine Le Cri du margouillat devenu ultérieurement Le Margouillat.
Pour tous publics Beaucoup d'illustrations
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