Avis de Octave : "Un père plus fonctionnaire prolétaire que petit bourgeois d’État"
L’auteur nous évoque la Grande guerre de son grand-père et son grand-oncle, il nous dit que ceux-ci avaient un père (né dans le royaume de Piémont-Sardaigne dont fait partie alors la région de Nice) ayant terminé dans l’armée française en mars 1870 son service militaire comme sergent-major et ayant perdu une main dans le Loiret à la bataille de Beaune-la-Rolande le 28 novembre de la même année. Quelques années après ce dernier devient instituteur à Entraunes, un village montagnard des Alpes-Maritimes de 400 habitants. Quand on connaît un peu la misère des instituteurs ruraux de la Belle Époque en particulier dépeinte dans l’ouvrage Jean Coste ou l’instituteur de village d’Antonin Lavergne (enseignant à l’École primaire supérieure de Béziers au tournant du XXe siècle), on sait que ceux-ci vivaient très chichement. André Paysan-Passeron est donc bien optimiste en voyant César son arrière grand-père comme appartenant à la petite bourgeoisie d’État (page 12).
Si deux des quatre fils de César rejoignent l’enseignement primaire en devenant instituteur ou professeur d’école primaire supérieure (établissement préparant au brevet élémentaire), ce n’est pas le cas des deux garçons qui nous intéressent. En effet le grand-oncle de l’auteur Joseph (né en 1885) est à l'été 1914 ouvrier à la poudrerie de Saint-Chamas (au bord de l’étang de Berre, dans les Bouches-du-Rhône) alors que Césaire le grand-père d’André Paysan-Passeron est lui menuisier dans son village natal dont il devient maire en 1907 alors qu’il n’a que 28 ans, son épouse est institutrice.
Cet ouvrage, sous- titré Deux frères Joseph et Césaire morts pour la France va nous permettre de connaître le parcours militaire de Césaire entre 1914 et sa mort le 20 août 1918 lors de la grande offensive alliée de la Somme. Il a été mobilisé dans les chasseurs alpins au 6e BCA en garnison à Nice mais seulement en décembre 1914. Du sud-est il va rejoindre les Vosges où il arrive en avril 1915, il passe ensuite en rejoignant le 65e BCP sur le front de Champagne de novembre 1915 à septembre 1916 (mais avec une interruption car il est à Verdun en gros fin mai 1916), se trouve en Picardie d’abord près de Péronne d’octobre à décembre 1916 puis au Chemin des Dames et autour de Château-Thierry jusqu’en juin 1917, retourne dans les Vosges jusqu’à la mi-mars 1918 (où il combat en particulier dans la petite partie de l’Alsace reconquise par les Français dès l’été 1914), revient ensuite en Picardie dans la Somme (avec un court intermède lorrain au printemps et début de l’été 1918).
Photographie absente de l'ouvrage
De ces pages on retiendra, uniquement pour l’espace alsacien (au sens où on l’entend jusqu’en 1919, à savoir les territoires annexés par l’Allemagne en 1871 et la région autour de Belfort nommée jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale "Haut-Rhin resté français"), les lignes consacrées au séjour de Césaire à la caserne Bougenel de Belfort (étape qui suit un séjour du 18 au 29 février 1918 à Bessoncourt puis Vézelois) prétexte à décrire les caractéristiques des biplans Spad construits par l’entreprise de Louis Blériot (pages 236 et 237) et la rencontre du président Poincaré et du roi d’Italie à Wesserling fin septembre 1917 (pages 220-225). Ceci est l’occasion de souligner le grand effort en matière d’iconographie fourni dans l’ensemble de l’ouvrage avec à ce propos la photographie des deux chefs d’état dans ce village alsacien et le parcours dessiné sur une carte du roi d’Italie depuis Belfort où il arrive en train jusqu’à Wesserling en passant par Masevaux et Thann.
Il ne s’agit pas là d’un ouvrage de témoignage mais d’une reconstitution à partir essentiellement des journaux de marche des régiments auxquels appartiennent les deux personnages évoqués, les courriers de ces derniers et la presse de l’époque. Joseph lui part dès août 1914 et meurt en mars 1916 ; il appartient au 141e RI de Marseille durant toute cette période. Son parcours est l’occasion d’évoquer la polémique autour de la prétendue absence de combativité des régiments méridionaux lors des premiers affrontements en Lorraine (pages 48 à 52) en mettant en cause Foch pour sa malveillance destinée à cacher son initiative ambitieuse d’attaquer Morhange. Rappelons que cette affaire fut portée par une campagne de presse virulente de la part des journaux parisiens. La grave accusation de lâcheté des soldats provençaux du 15e Corps d’armée est lancée par le sénateur de la Seine Auguste Gervais, à l'instigation du ministre de la guerre Adolphe Messimy, dans un article du 24 août 1914: Elle permit d’excuser les erreurs de Joffre et se traduisit entre autre par un boycott temporaire des fromages Gervais dans le sud-est ; l’entreprise devant se payer des pages de publicité pour affirmer que le parlementaire Auguste Gervais n’était pas de la famille de la fromagerie. Jean-Yves Le Naour a donné sur ce sujet précis l’album de BD La faute au Midi qui est une adaptation de l’étude menée par lui-même dans un livre intitulé La légende noire des soldats du midi.
On découvrira que pour les débuts de la bataille de Verdun les Allemands déclarèrent que des régiments d’Antibes (le 111e), d’Avignon (le 258e) et le 106e Territorial de l’Isère (qui n’avait rien à faire en première ligne, ajouterons-nous) de la 29e Division (le 141e RI en fait aussi partie) s’étaient rendus sans combattre alors que les plus ou moins rares avaient succombé à un encerclement facilité par la très intense préparation d’artillerie effectuée (page 112 à 118). Une fois encore, pour masquer ses insuffisances (en laissant le secteur potentiellement peu défendu), le haut commandement français prit le relais du contenu déversé dans les journaux allemands et destiné à rassurer les habitants civils du Reich sur le peu de risques encourus par les membres de leur famille au front.
Cet ouvrage est particulièrement intéressant car il permet de suivre deux personnages en faisant connaître bien les univers (privé et militaire) qui les habitent. De plus l’auteur propose trois pages de réflexion sur les conséquences du conflit. En prolongement de cette lecture, on conseillera Les Poilus juifs d'un régiment provençal consacré aux combattants israélites du 112e RI en garnison à Toulon et Hyères à la Belle Époque.
Pour tous publics Beaucoup d'illustrations