Avis de Octave : "L’imaginaire des poilus creusé par un infirmier linguiste"
Albert Dauzat, né dans la Creuse en 1877, a un peu moins de quarante ans au début de la Grande Guerre, aussi il est mobilisé toutefois il sert comme infirmier à Châteaudun jusqu’en janvier 1915. Toutefois durant tout le conflit il va se tenir au courant des phénomènes langagiers (on lui doit "L’Argot de la guerre") et de l’imaginaire véhiculé autour de la Grande Guerre en fréquentant civils, militaires en congé et en service à Paris (en particulier ceux dans les hôpitaux de la capitale). L’ouvrage est préfacé et annoté par François Cochet professeur des Universités à Metz, spécialisé dans l’histoire des représentations militaires et de l'expérience combattante à l'époque contemporaine. Le contenu des explications convient alternativement au néophyte sur la Première Guerre mondiale en expliquant certaines allusions voire expressions d’époque ou en situant en un mot qui est le personnage évoqué. Pour l’historien du sujet, il donne les sources imprimées de Dauzat ou le développement de ce qu’il évoque dans un texte d’un autre auteur. Ainsi la légende côté allemand du médecin d’origine française fusillé pour avoir empoisonné le circuit des eaux de la ville de Metz figure dans un ouvrage en langue germanique publié presque immédiatement en 1915 en France, sous le titre de "Carnet d’un soldat allemand" avec un avant-propos de Franck Puaux, un historien par ailleurs alors Président de la Société d’histoire du protestantisme français (SHPF). On peut regretter toutefois que certains renvois à des études récentes ne soient pas présents. Par exemple peu de lecteurs devineront qu’un ouvrage assez époustouflant a été consacré à celle que Dauzat appelle "la Jeanne d'Arc de Cholet" (de son vrai nom Claire Ferchaud, vivant dans un village des Deux-Sèvres), mais qui est passée dans l’histoire grâce à Jean-Yves le Naour comme "La Jeanne d'Arc de la Grande Guerre".
L’ouvrage est divisé en trois parties ; la première traite des faux bruits et légendes tandis que la seconde évoque les prédictions et les prophéties et la dernière parle des superstitions. On démarre en s’interrogeant sur les inventeurs et les diffuseurs de ces bobards. L’auteur essaie ensuite de donner un joli panorama de rumeurs diverses puis de classer ces légendes. Lorsqu’on arrive à la moitié du livre il s’agit de caractériser les prédictions en cours lors de siècles précédents pour examiner celles en cours lors du conflit. On termine par une certaine connaissance des présages et talismans qui alimentèrent cette période. La partie sur les porte-bonheur est la moins exhaustive car A. Dauzat n’a jamais été au front aussi ici plus qu’ailleurs il reste esclave des sources imprimés sur le sujet. Ainsi il ne mentionne pas le ticket de métro aller-retour pour la station de métro Combat (devenue Colonel Fabien) qu’affectionnaient certains poilus. L’auteur date précisément l’apparition de l’amulette venue au départ exclusivement d’une volonté de l’arrière, à savoir Nénette et Rintintin, deux poupées (en tissu ou laine) dont le physique avait été dessiné par Poulbot juste avant le début du conflit. Parfois on s’aperçoit que les bobards ou hallucinations contenues dans ce livre ont servi d’inspiration à des auteurs de BD, ainsi dans le tome 1 de la BD "Le long hiver" (présentée ici) Patrick Mallet avait repris la vision d’anges protecteurs pendant la retraite de Mons au début de la guerre (ce que Dauzat développe page 52). Il est d’ailleurs à signaler, pour le musée de Mons, le tableau de Marcel Gillis intitulé "Les anges de Mons" qui reprend cette légende graphiquement à l’occasion du vingtième anniversaire de l’évènement.
L’ouvrage n’est pas seulement intéressant du point de vue de la Première Guerre mondiale, il permet d’apprendre des faits colportés ayant trait à d’autres conflits ou à des personnages historiques. Ainsi l’auteur nous renvoie aux pages 76 à 78 du livre de Jean Finot intitulé "Saints, initiés et possédés modernes" paru en 1918 chez Eugène Fasquelle pour apprendre qu’une secte religieuse de la Russie méridionale s’était bâtie et maintenue sur l’idée que Napoléon Bonaparte avait survécu de très longues années après la date de ce que ces adeptes considéraient comme son faux décès. Son amitié avec Paul Marion homme de plume résidant et par ailleurs receveur particulier des Finances à Pont-Audemer nous vaut la connaissance de plusieurs rumeurs qui circulèrent en Normandie.
Notons que le livre "Légendes, prophéties et superstitions de la Grande Guerre" a été publié très peu avant les "Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre" de Marc Bloch mais après "Les fausses nouvelles de la Grande Guerre" de Lucien Graux. Apollinaire a rapporté certaines superstitions dans son article "Contribution à l’étude des superstitions et du folklore du front" paru au "Mercure de France" le 16 février 1917. La lecture de ces textes est complémentaire à certaines parties du livre de Dauzat. L’avantage de ce dernier est qu’il trace globalement toute la dimension irrationnelle qui a couvert ce conflit et qu’il sait nous montrer en quoi un des aspects de cet univers ait lié à un sentiment de peur, de haine ou de nationalisme quand il n’est pas le fruit d’un désir d’expliquer (mais pas de comprendre) les côtés extraordinaires que prit la guerre.
Pour connaisseurs Peu d'illustrations