Avis de Ernest : "La grammaire française au goût du nationalisme maurrassien"
Jacques Damourette est né à Paris en 1873 et mort à Sarcelles en 1943 ; c’est un grammairien et linguiste français ; son neveu se nomme Édouard Pichon, il a vu le jour en 1890 à Sarcelles et meurt le 20 janvier 1940 à Paris. Ce dernier mène une triple carrière de médecin, de psychanalyste et de linguiste ; il a été un des maîtres de Françoise Dolto et certaines de ses idées ont inspiré Jacques Lacan. Tous deux écrivent Des mots à la pensée, essai de Grammaire de la langue française. Ce livre est une grammaire en sept volumes ; l’ouvrage paraît entre 1911 et 1940 à Paris. Ils sont tous deux militants de l’Action française et écrivent : « Pour faire la grammaire française telle que nous la concevons, il fallait être Français : nous le sommes ». Si les citations d’articles de L’Humanité ne sont pas inexistantes, celles de textes parus dans le journal de Maurras et Daudet sont bien plus nombreuses. D’une façon générale, Damourette et Pichon ne donnent pas en exemple uniquement des phrases de grands auteurs, comme le faisaient les grammaires scolaires ou universitaires de l’époque.
Ils tentent de décrire l'état d’une langue française liée à la race éponyme. Ils minimisent l’apport des langues germaniques au français, le limitant à du vocabulaire (d’ailleurs en partie perdu progressivement au cours des siècles), mentionnant que le seul phonème d’ordre glottal introduit a une vie éphémère et que la grammaire est restée strictement latine. Les auteurs considèrent les langues non latines (breton, flamand, basque) parlées en France comme des patois et arrivent à démontrer que les Bretons sont de race française car issus de Gaulois et que le flamand a gardé certaines caractéristiques du langage des Celtes. Les belgicismes et helvétismes n’ont pas grâce aux yeux de Damourette et Pichon.
Si l’accès des parlers régionaux au domaine littéraire est tolérable, par contre des ouvrages scientifiques écrits dans ces mêmes langues sont un danger pour l’unité nationale. C’est le français qui a vocation à demeurer la langue universelle et les auteurs stigmatisent la concession faite à ce que le Traité de Versailles ait reçu une version anglaise d’un rang équivalent à celui de la langue de Molière. Ils proposent donc une réflexion entre identité linguistique et identité nationale.
Pour eux, le bilinguisme chez un grammairien est un handicap pour mener sa réflexion ; par ailleurs ils déconseillent de confier les enfants de la bourgeoisie à des nurses étrangères et en particulier de culture germanique (les Suissesses alémaniques sont nombreuses dans cet emploi). Par contre, ils ne négligent pas de se pencher sur la langue orale et en particulier sur les lapsus ainsi que sur l’argot (notons perfidement qu’il s’enrichit à l’époque considérablement de mots d’arabe comme "cleb", du fait que nombre de Français font leur service militaire en Afrique du nord et les malfaiteurs surnommés "les joyeux" vont dans les bagnes militaires dits "de Biribi"). « Des termes d’argot comme mézigue, tézigue désignant respectivement le locuteur et l’allocutaire et le terme vulgaire ou familier Bibi désignant le locuteur se construisent comme des noms essentiellement uniques ».
C’est une grammaire psychologisante qui est construite. Pour le chapitre deux, on lira attentivement tout ce qui touche au travail de francisation du vocabulaire freudien, et au chapitre suivant on s’attachera à feuilleter "L’exemple de la sexuisemblance" qui se penche (déjà) sur la question de la féminisation des noms de fonction. Les auteurs soulignent d’ailleurs d’abord que la féminisation péjorative est courante en français, tant pour stigmatiser l’homosexualité (une tapette), que la vilenie (une fripouille). Toutefois ils sont favorables à la créativité lexicale et approuvent les termes de "doctoresse" et d’"avocate", trouvant ridicule cette aberration linguistique des expressions comme "Mademoiselle de Docteur". Le progressisme de Pichon a toutefois des limites et on trouve ici cité, mais aussi ailleurs que dans cet ouvrage, ce texte d’une conférence qu’il a tenu en 1938 : « Si, les femmes, sur le terrain scientifique, peuvent, par leur admirable patience et leurs qualités intuitives, rendre des services, l’expérience prouve en revanche que les grandes synthèses et les grandes originalités sont issues des mâles » (page 211).
Ce livre comporte trois chapitres autour de cette grammaire, le premier évoque la méthode appuyée sur la pluridisciplinarité du travail des auteurs, le second se penche sur le statut du locuteur et le dernier promeut une réflexion autour de l’inconscient national collectif. L’exposé de cette conceptualisation politique de la discipline grammaticale constitue un apport capital à l’histoire intellectuelle de la France durant l’Entre-deux-guerres.
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