Avis de Adam Craponne : "Si Lycie m’était contée"
Après avoir évoqués les accords Sykes-Picot et le troc ultérieur par Clemenceau du nord du futur Irak contre des avantages pétroliers, l’auteur parle de quelque chose de bien moins connu, à savoir que la France (Aristide Briand est alors chef du gouvernement) crée le 15 novembre 1916 la Légion d’Orient au recrutement quasiment arménien, avec une pincée de 10% d’Arabes chrétiens de la Grande Syrie (donc en particulier de la région du Mont Liban). Son effectif semblerait être, au moment où la guerre se termine, dans l’ordre de 1 500 hommes.
Suivent des pages où est contée la mise en place de l’occupation française, il faut distinguer deux zones fort différentes celle de la Grande Syrie (le Traité de Sèvres donne là un mandat à la France) et celle de la Cilicie (plus au nord). L'ouvrage s'intéresse à cette dernière plus particulièrement et l’auteur cite des textes d’un militaire français (le colonel Normand) qui décrit les villes et campagnes de Cilicie. Si la Turquie est prête à renoncer à une bonne partie du premier espace, largement peuplé d'Arabes, par contre elle entretient une agitation constante en Cilicie qui débouche sur des émeutes et une intervention de son armée au début de l’année 1920.
Le colonel Brémond, un ancien d’Afrique du Nord comme la plupart des officiers du Mandat, ancien de la campagne de Palestine, est nommé administrateur en chef de la Cilicie en décembre 1918. Il favorise la venue ou le retour d'Arméniens et il est partisan d’un ensemble territorial autonome sur la Cilicie. Sa figure aurait gagné à être développée, son action est en contradiction avec celle d'autorités françaises qui entendent faire des concessions aux kémalistes. Le colonel Brémond écrit au Haut Commissaire, le 31 janvier 1920: « Au point de vue du principe des nationalités les Turcs n'ont donc rien à faire en Cilicie, où ils sont des étrangers oppresseurs sans rapports avec la population : la seule chose en leur faveur est l'emploi de leur langue, qui tenait à la défense faite aux autochtones d'employer leur langue propre, défense qui était appuyée de procédés violents ». L'abandon de la ville Marache (aujourd’hui Kahramanmaraş) en Anatolie par les troupes françaises en février 1920 a cependant complètement discrédité la confiance que l'on pouvait avoir en elles et s'est traduite par de nouveaux massacres de chrétiens dans cette ville et ailleurs.
Il apparaît que le nord des territoires attribués par mandat à la France est progressivement occupé par les Turcs. Pour le comprendre on devra se reporter à la carte présentée ici.
Le traité de Lausanne entérine le recul de la présence française (et d'autres puissances) ; on sait que les garanties pour les minorités non musulmanes seront violées dans les territoires repris par la Turquie. Cerise sur le gâteau, pour les Turcs, en 1939 la région d’Alexandrette est livrée par la France au gouvernement d’Ankara (à l’exception du village de Kesab) en toute illégalité puisque Paris est mandataire et ne peut disposer de ce qu’il doit garantir.
Pour ces abandons successifs, la faute à qui donc ? Au franc-maçon Franklin-Bouillon (d’ailleurs hostile à Clemenceau) et aux milieux d’affaires français essentiellement et dans une moindre mesure à Clemenceau, Leygues et Briand d’après l’auteur. Le courrier cité de Clemenceau en décembre 1919 dit que la France n’a pas les moyens de financer le mouvement arménien. Eh oui fin 1919 la France est ruinée et doit payer les débuts de la reconstruction, les pensions aux invalides, veuves et orphelins. Charges très lourdes et qu’un petit-fils d’orpheline n’oublie pas.
Clemenceau quitte définitivement le pouvoir le 18 janvier 1920, lui incomber les fautes de la politique française face à la Turquie en Cilicie est quelque peu anachronique surtout quand on sait que le Traité de Sèvres date du 10 août 1920 et que c’est la réception de ce traité par les Turcs qui va enclencher beaucoup d’évènements. Seuls Poincaré et Millerand ne sont pas mis en accusation parmi les plus hauts responsables, on verra dans notre commentaire que c'était en effet difficile de mettre en cause Millerand, vu son action par rapport au traité de Sèvres. Les interventions extérieures dans les années 1920 ne se font pas sans des protestations dans l’hexagone.
En fait la Grande-Bretagne et la France ont préféré voir une Turquie forte face à une Russie soviétique plutôt que l’apparition d’un ensemble de petits États plus ou moins susceptibles de tomber dans l’orbite bolchévique. Faire des reproches continuels aux gouvernements français successifs pour ne pas avoir protégé les chrétiens en Cilicie et a contrario louer le courage de l’Angleterre face à la Turquie n’hésitant pas à préparer la création d’Israël et être à l’origine de l’Irak (page 172) est prêté bien d’intentions louables à Londres. L’Angleterre entend bien garder le nord de l’Iraq parce qu’il y a du pétrole et les suites de son courage politique en Palestine, on en voit les conséquences depuis 1945.
La Turquie sait se mobiliser, car il en va d’un sentiment national basé sur l’idée de survie. Ce que proposait le système des zones d’influence à la Turquie c’est un statut semi-colonial sur le modèle de la Chine. En fait les acteurs du devenir de la Cilicie en 1919 et 1923 ne sont pas seulement Français, Turcs et Arméniens et le rôle que peuvent jouer Anglais, Arabes et Kurdes n'est pas négligeable. La contestation des populations arabes de l'autorité française en Syrie pèse sur le devenir de la Cilicie.
La reprise par l’auteur des propos évoquant Jaurès qui s’opposait à une intervention militaire en 1909, ne doit pas faire oublier qu’en 1896 déjà Jaurès comme Clemenceau se sont élevés contre d’autres massacres. Il y avait dans l’esprit de Jaurès des moyens de pression moins dangereux pour les Arméniens que de faire intervenir une armée européenne chrétienne. On sait que ces interventions de ce type se terminent un jour et laissent généralement des traces de haine supplémentaires envers les communautés que des étrangers sont venues défendre.
Réservé aux spécialistes Peu d'illustrations
Remise du Traité de paix à la Turquie, ce jour le Mardi 11 Mai 1920. Les conditions que les alliés, par l’organe de M. Millerand, ont remises à la Turquie, étaient connues d’avance.
Elles sont dures, mais mérités, et elles auraient pu être plus dures encore, puisqu’il avait été question de prendre Constantinople aux Turcs et de refouler ainsi le siège de leur gouvernement en Asie.
Personne de s’apitoiera sur leur sort, qui n’est qu’une faible expiation pour les massacres de chrétiens auxquels ils ont froidement procédé, spécialement au cours des vingt dernières années.
Mais pour d’autres considérations où il n’entre pas de sentimentalité déplacée à l’égard de la Turquie,
l’opinion française accueille froidement le Traité.
(Extrait du journal suisse "La Liberté" du Mercredi 12 Mai 1920)
http://18erta1940.free.fr/18erta/index.htm
http://www.franceculture.fr/emission-chretiens-d-orient-anahide-ter-minassian-la-grande-maison-de-cilicie-2015-12-20