Avis de Alexandre : "Pour Proust la vraie vie, c’est la littérature"
"L’Humanité du 3 avril 1919" apprend que parmi ceux-ci on compte deux rentiers, un propriétaire, un vétérinaire, un négociant, deux industriels, un patron marbrier, un patron imprimeur, deux représentants de commerce, un employé de commerce. On remarque l’absence totale des catégories sociales qui votent le plus facilement socialiste à la Belle Époque, à savoir les ouvriers, les cheminots et les fonctionnaires. On sait qu’ils sont onze sur douze à considérer que l’acte de Raoul Villain relève de l’ordre du passionnel, et cette qualification donne en ces temps droit à un ticket pour l’acquittement. Début 1914, Mme Caillaux en bénéficie après avoir tué le directeur du "Figaro" qui publiait des courriers intimes de son mari. Raoul Villain est jugé non coupable d’homicide volontaire avec préméditation
Raoul Villain est bien défendu par Zévaès, ancien député socialiste (qui passera par toutes les nuances de cette idéologie, pour finir dans celle fascisante) et fort mal mis en cause par la partie adverse. Les avocats de celle-ci passent la majeure partie de leur temps à exposer la pensée complexe de Jaurès autour de la défense nationale et de ses héritiers qui justement ne la comprennent pas du tout de façon homogène.
Le scénario, de l'album chez Delcourt, tient compte du fait qu'un des jurés a voté contre, mais il place assez logiquement le personnage principal dans l'ignorance de ce fait. C'est évidemment, dans cette fiction, un imprimeur devenu communiste.
Acquitté Villain n’a pas à payer les frais du procès, pourtant la Cour ordonne que ce dernier rembourse les frais du procès à Mme Jaurès, cette dernière devant légalement les régler. Une légende qui tombe, à côté de celle du pharmacien qui aurait refusé de donner un médicament à Jaurès lors de ses derniers instants.
Villain, après une vie en France rythmée par une suite d’escroqueries, part s’installer aux îles Baléares. Au début de la Guerre civile espagnole, des anarchistes l’abattent; il est possible qu’ils l’aient pris pour un espion nationaliste. D’autre part Charles Juillard, autrefois professeur au lycée Henri-IV, pensait que Villain fut exécuté suite à une altercation avec des militants libertaires alors qu'il lisait la Bible sur la plage.
"Jour J : La vengeance de Jaurès" appartient à une série uchronique, le principe est la réécriture de l'Histoire à partir de la modification d'un événement du passé. Selon les volumes, on peut voir les conséquences, souvent plusieurs années après, d’une guerre nucléaire en 1962 (suite à la Crise des fusées de Cuba), de la capitulation de la France en 1917 avec un refus de Clemenceau qui part résister à Alger, de l’échec du Débarquement en Normandie avec la France occupée pour moitié par les soviétiques vers 1950, de l'arrivée des Russes les premiers sur la lune, de la guerre civile en France après mai 1968, du refus espagnol de financer Christophe Colomb avec une découverte de l’Amérique pour le compte de marchands chrétiens de La Rochelle, d’armateurs juifs et de musulmans espagnols…
Demandez-vous belle jeunesse, ce que sont devenus les jurés qui ont acquitté celui qui a tué Jaurès ? Cet album répond en partie à la question. Il le fait en anticipant de six ans la mort de Raoul Villain, certes toujours aux Baléares, mais en changeant l’assassin. On est dans Jaurès vengé plutôt que dans la vengeance de Jaurès, ce dernier ne revenant pas sur terre. Une page met en scène l’entrée de Jaurès au Panthéon en 1924.
Une bonne partie de l’action se déroule à Paris en 1930, ce qui permet de recycler le mystérieux assassinat de 1937 dans un wagon de métro à la station Porte dorée. Outre les leaders du parti socialiste de l’époque (certains n’y resteront pas comme Marceau Pivert qui ira flirter avec le trotskysme ou Zyromski qui fut sénateur communiste), on a une large place faite à Mandel, d’origine juive qui a été longtemps adjoint de Clemenceau, député modéré de Gironde. L’influence qu’ont encore les camelots du roi est bien pointé ; bientôt l’Action française sera renvoyée au rencart par certains qui lui préfèreront un engagement dans les ligues.
Plusieurs pages évoquent les corps francs durant la Première Guerre mondiale, en traduisant là un mot allemand. En fait on parle plutôt de "compagnie d’élite de régiment" ou "compagnie de grenadiers d’élite de régiment" pour les Français. Ceci d’autant que l’organisation et les objectifs ne sont pas les mêmes des deux côtés, même si cela se traduit en particulier par des coups de main pour aller chercher des prisonniers.
Bref, comme disait à peu près Dumas on a parfois intérêt à violer l’Histoire si un bel enfant est à la clé. On permet d’approcher l’atmosphère d’une époque, ici la France d’André Tardieu (également très proche collaborateur de Clemenceau), celle qui n’a pas encore à payer les conséquences du Crack de 1929 à l’intérieur et de la présence d’Hitler au pouvoir en Allemagne. D’ailleurs l’idée de départ, celle de venger Jaurès s’appuie sur une information historique précise.
Gaël Séjourné et Jean Verney, sont le dessinateur et le coloriste de cet album, ils résident tout deux près de la côte vendéenne, un département qui compta un instituteur Octave Fillonneau à qui on doit "L'irresponsable" un roman qui imagine qu’un fils de hobereau du bocage cherche à tuer Jaurès, celui-ci se voyant devancer au dernier moment par Villain. Le graphisme, de l'album qui nous intéresse, est très fouillé, l’ambiance colorée rend bien le côté mystérieux et passé du récit. coup de coeur !
Pour tous publics Beaucoup d'illustrations