Avis de Octave : "Des Allemands qui ne restent pas Ankara, feu!"
L’ouvrage est sous-titré "Rapport d’Herbert Scurla sur les activités des universitaires allemands en Turquie pendant le IIIe Reich". En fait le rapport en question, établi en mai 1938, par ce haut conseiller au ministère de l’Éducation du Reich, ne couvre qu’une soixantaine de pages. Le gouvernement allemand lui demande des informations sur deux types de public différents, celui des professeurs détachés (en agronomie et médecine vétérinaire) et celui des universitaires exilés.
Il s’agit pour ce dernier groupe de voir comment on peut les persécuter en faisant pression sur la Turquie en particulier en les discréditant. Le rapport est intéressant par son style et son contenu ; il permet d’évaluer quelle fut l’importance en nombre et en qualité de l’immigration intellectuelle allemande en Turquie. Il y a à réfléchir tant sur le rôle d’asile qu’a pu jouer une Turquie qui resta neutre durant presque tout le conflit que sur l’apport des savants en question à l’effort de modernisation du pays mené par Mustaphe Kemal et son successeur (à partir de novembre 1938) Mustafa İsmet İnönü. Si le gouvernement d’Ankara accueillit volontiers quelques universitaires d’origine juive, par contre il découragea toute autre émigration de leurs coreligionnaires. D’ailleurs, les éditions Turquoise doivent sortir bientôt un ouvrage Struma : 72 jours de drame pour 769 juifs au large d’Istanbul autour d’un drame qui se clôt dans les eaux de la Mer Noire.
Une sculpture de Rudolf Belling (image absente du livre)
Dans les derniers mois de la guerre, la Turquie fit arrêter tous les détenteurs de passeports allemands ou apatrides d’origine germanique quelle que soit leur opinion sur le régime nazi après qu’il leur fut offert de rentrer en Allemagne à l’été 1944. Ils furent internés en Anatolie. Il y eut d’abord la rupture des relations diplomatiques entre la Turquie et l’Allemagne en août 1944, toutefois la Turquie n’entre dans la Seconde Guerre mondiale aux côtés des Alliés qu’en février 1945.
Environ la moitié de l’ouvrage est constitué en présentations des professeurs allemands ou autrichiens qui furent présents à Ankara ou à Istanbul dans les années qui suivirent la prise de pouvoir d’Hitler et durant les années de guerre. Dans ce rapport ne figurent pas les universitaires qui ont pris une fonction d’expert auprès des ministères turcs ; il est signalé que Ernst Reuter (alors ancien maire SPD de Magdebourg et maire de Berlin de 1948 à 1953) est dans ce cas et cela vaut un avant-propos général, autour du contenu du rapport, rédigé par son fils qui vécut avec lui en Turquie de 1935 à 1945.
Des parcours sont très singuliers, comme celui de Fritz Arndt qui était d’origine juive, il enseigne à partir de 1934 dans l’Institut de chimie d’Istanbul qu’il avait fondé en 1917. Le sculpteur Rudolf Belling, qui voyait ses œuvres retirées des musées allemands (car relevant de l’art dégénéré) fut envoyé en 1939, par l’Académie des arts de Prusse, comme professeur à l’école des Beaux-arts d’Istanbul. L’architecte autrichien Clemens Holzmeister avait construit la résidence d’Atatürk (finie en 1932), il revint en Turquie en 1938 où il dessina les plans de douze bâtiments officiels à Ankara dont le Parlement. L’économiste Fritz Neumark devint professeur d’économie politique à Ankara et conseilla le ministère turc des finances sur l’imposition sur les revenus et sur les sociétés. Il est, après son retour en Allemagne, le conseiller de tous les gouvernements de la RFA pour les affaires turques.
L’indologue Walter Ruben, de père juif mais pas de mère, crée la chaire d’indologie à Ankara et lorsqu’il est placé en résidence surveillée à Kirşehir (de l'été 1944 au printemps 1945), il rédige la description géographique et l’histoire de cette cité aux origines hittites, qui prit le nom de "Justinianopolis" entre 550 et 1071 (année de la conquête turque) et compta jusqu’au début du XXe siècle une part non négligeable de chrétiens dans sa population. Walter Ruben a d’ailleurs fait annuler la décision qui avait été prise de démolir l'historique place du marché, que l’on peut admirer aujourd’hui encore. L’ouvrage paraît fin 1945 sous le titre Une petite ville ancienne en Anatolie centrale: Kırşehir. Il fut un des rares personnages évoqués à choisir de s’installer en Allemagne de l’est.
Pour connaisseurs Quelques illustrations