Avis de Georgia : "Les oubliés de Cabrera"
La bataille de Bailén - ou capitulation de Bailén - qui se déroule du 19 au 22 juillet 1808 voit s'anéantir les espoirs de Napoléon à implanter un gouvernement au sein de l'Espagne. Après avoir déposé le roi Charles IV puis son héritier Ferdinand VII, il nomme son frère aîné Joseph Bonaparte, Roi d'Espagne, secondé par les armées de l'intrépide Joachim Murat., le Grand-Duc de Berg qui commandait Madrid. Ainsi, l'Empereur assiste de loin à l'embrasement de l'Andalousie, cette " fière andalouse» qui refuse de se laisser dominer. Ce n'est pas seulement une victoire espagnole mais un affront lancé à son pire ennemi, la France. Dès lors, l'Europe entière comprend que Napoléon n'est plus invincible.
Henri Ducor qui rêvait de devenir marin de la Garde Impériale doit se rabattre sur la marine. Né en 1789, il est encore bien jeune en 1808 quand, au retour d'une expédition pour Gênes, son navire fait une escale à Cadix.Il est fait prisonnier par l'armée espagnole avec quatorze mille compagnons qui les jettent sans ménagements sur les pontons insalubres de vieux navires abandonnés. Le fond de cale est insalubre, mortifère. La nourriture est avariée, sèche, quasi inexistante. L'eau est saumâtre et les surveillants prennent grand soin à la laisser pourrir dans des barriques puis quand le nombre de morts augmente – puisque la soif est le principal moteur de cette cette dégradation physique - , on trouve tout naturel de la leur donner, à profusion, cette eau pestilentielle. Le remède est pire que le mal. On peut en déduire que la règle est de ne pas faire de prisonniers qui gardent figure humaine, qui conservent le respect de soi tant la haine pour les français est immense, aussi et surtout parmi la population. « Tous les jours, il en meurt sans secours. par centaines. Les espagnols ne viennent pas chercher les malades, et encore moins les morts que nous sommes obligés de jeter à la mer « .
Cadix étant une ville stratégique pour Joachim Murat, il ordonne au général Dupont d'y foncer à marches forcées. La pathétique capitulation du général a obligé vingt-cinq mille hommes à laisser tomber les armes. Mais le général Dupont ne s'inquiète pas. Il sait que Napoléon exigera son retour – au pire pour le sanctionner. Il sait aussi que ses hommes retourneront au pays puisque les espagnols le lui ont promis. Il le sait parce qu'il est facile d'y croire. Ils mentent. Pourquoi un vainqueur tiendrait-il ses promesses ? Les prisonniers perdent espoir. Ils n'ont de goût à rien, d'abord parce que les forces leur manquent. On meurt de faim, mais surtout de soif, il fait froid la nuit, chaud sous le solano brûlant espagnol. Le désespoir s'infiltre dans le cœur des hommes. Quand le corps se pourrit de l'intérieur – le scorbut, la dysenterie, le terrible typhus, le déchaussement des dents, cet affaiblissement terrible des corps, les tremblements convulsifs, comment se battre ?
Un médecin français qui était présent se joint à Henri Ducor pour révéler les tragiques défaillances du corps humain, et puis cet esprit qui vous abandonne. « La parole expirait sur les lèvres, les prisonniers étaient ou consternés ou moribonds ». Les officiers qui logeaient à part, échappaient à ces « traitements de faveur », ils avaient des lits et trouvaient des prisonniers musiciens pour se créer une société civilisée avec des repas améliorés, du vin grâce à leurs payes plus conséquentes. Ils achetèrent ce qu'on ne leur donna pas, eau douce, eau-de-vie, tabac.....ce qui explique qu'ils surent échapper à la mort pour la plupart. Quant aux autres, le commun des soldats, ils tentaient de vendre des travaux bien modestes réalisés avec les rares matières premières trouvées sur l'île. Si petite qu'elle soit, une société venait de renaître. Le bon comme le mauvais s'y mêlait. Le jeu et les tripots sablonneux. On se mit à jouer et les disputes s'envenimèrent. Enfin, conscients qu l'ennemi n'était pas le compagnon mais l'espagnol, les brouilles disparurent. Pendant ce temps, les hommes continuaient de mourir par dizaines.
Puis, les prisonniers apprirent qu'ils allaient être transférés à San Carlos, près de l'île de Leon, Leur nouvelle prison résidait en une spacieuse caserne qu'ils ne purent occuper en totalité – soit que la caserne fut grande ; soit qu'il ne restait que peu de survivants. Les conditions de vie étaient meilleures. L'espoir renaissait. On créa des écoles de danse, on élabora des spectacles de marionnettes, on se mit à spéculer sur la nourriture qui, sans être abondante, permettait les échanges pourvu qu'on acceptât de ne rien manger contre du vin, des matières premières. Le troc engendra les échanges humains et une société de mauvais aloi, car inégale. Néanmoins, il s'agissait bien d'un embryon de civilisation. L'envie revint et avec elle, le désir d'entreprendre, de se divertir, de reprendre les exercices et le pugilat. Pourtant, malgré tous ces changements, une chose ne changeait jamais, l'adoration qu'ils conservaient pour l'Empereur.
En avril 1809, les français furent à nouveau séparés et expédiés sur deux îles fort éloignées l'une de l'autre. L'îlot minuscule où échoua Henri Ducor et cinq mille cinq cent hommes s'appelait l'île de Cabrera, plus petite île des Baléares. Ce récit de vie à Cabrera marque le thème de la seconde partie de cet ouvrage. Désertique, aride, effrayant bout de terre. Stérile car la vie mourait en ce lieu, - mis à part les rats, puces, sauterelles et autres purulentes bestioles. Déshumanisée car l'homme y perdait tout élan de vie et sa fierté. Il fallait lutter pour la soif, la faim, l'envie de se lever le matin et de se traîner le jour. Mais le pire pour ces fidèles de l'Empereur, c'est qu'il n'y avait plus d'espoir de revoir sa patrie.
L'enfer s'était invité sur cette borne de terre qui tenait son nom de la présence dans le passé de nombreuses chèvres. Mais de chèvres, il n'y en avait plus. On joua les Robinson Crusoë et après de multiples malheurs et quelques tentatives d'animation du camp dans une citerne qu'ils appelaient le Palais Royal, certains parmi les plus habiles, intelligents et sans doute aussi désespérés, mirent bout à bout des matières premières pour en faire un canot. S'ENFUIR ! Henri Ducor fut de ce projet. Il s'agissait de rejoindre en pleine nuit un barque aux vivres espagnole qui mouillait au large. En juillet 1811, Henri Ducor et ses quelques compagnons réussirent à fuir en canot de l'île, s'emparèrent de la barque pour atteindre Tarragone, aux mains des Français. « L'un de mes premiers desseins était certainement de signaler l'état de détresse dans lequel nous avions laissé les prisonniers français à Cabrera . Le 16 mai 1814, les prisonniers de Cabrera furent enfin libérés par un capitaine de frégate, escorté de plusieurs bâtiments.
Les mémoires peu connues d'Henri Ducor, publiées deux fois déjà en 1833 et 1858 mériteraient davantage de publicité et de visibilité. Car la guerre ne laisse pas que des morts et des veuves. Elle prive le prisonnier de guerre de sa part d'humanité et d'espoir ; le déleste de sa force physique, détruit son psychique tant la haine de l'homme ne songe qu'à détruire la vitalité de celui qui se trouve en face de lui et qu'on lui a commandé de haïr. Cet ouvrage relate avec émotion et précision la condition de captivité des prisonniers français en Espagne sous l'Empire et le fait est assez rare pour être souligné.
Pour connaisseurs Quelques illustrations Plan autre
Aventures d'un marin de la garde Impériale - Tome II - En Russie.