Avis de Georgia : "Les réjouissantes excursions en mer de Napoléon"
Au départ, il y avait un titre : Napoléon en mer. Je me suis lancée à l'assaut de cet ouvrage préfacé par le grand historien Jean Tulard, pensant à tort n'avoir affaire qu'à des expériences de marins. J'ai eu l'impression de rentrer dans un passionnant roman d'aventures, où le style d'Alain Frerejean, agréable et coulant, sert à merveille les confidences de celui qui, au début de l'ouvrage se nomme encore Bonaparte. Il deviendra au cours des pages, Napoléon, Premier Consul, puis Empereur pour finir par être l'encombrant prisonnier de Sainte-Hélène. Divisé en deux parties, le livre évoque les deux faces antinomiques de la vie de ce grand homme, la conquête puis l'exil.
Le plus beau voyage de Bonaparte reste l'Egypte. Le bateau de Bonaparte lève l'ancre le 19 mai 1798 à 7 heures pour une grande aventure. 55 navires de guerre, 309 navires de transport vont supporter outre les marins, 37000 officiers, 700 chevaux, 120 canons, civils et scientifiques, intellectuels, dessinateurs, géomètres. Il faut revenir avec des découvertes, des expériences de toutes sortes, tout ce qui pourra contribuer dans le futur à créer une France modernisée et égalitaire. Le général Bonaparte monte à bord de l'Orient, le plus grand bâtiment de guerre de l'époque. Une ville sur l'eau se déplace vers l'Orient, si lointain et mystérieux. Visionnaire, il imagine déjà tout le bénéfice à créer un passage commercial entre la Méditerranée et la Mer Rouge. Il exulte ; la première passion de Bonaparte a été pour la Marine avant de se tourner vers l'artillerie. Sans compter qu'il a tellement rêvé à l'évocation des voyages de Cook, La Pérouse, Bougainville. Bonaparte est un homme d'action et il ne peut rester en place. Il aurait trop peur d'y perdre l'occasion de réussir sa destinée. Son retour d'Italie en est la preuve. Il sent vite que ses précédentes victoires sont désormais du passé pour les français et qu'il lui en faudrait de nouvelles pour rester au sommet . « Je ne veux pas rester ici, dit-il à Bourienne, qu'il a connu au lycée de Brienne et engagé comme secrétaire. Il n'y a rien à faire. Je vois que si je reste, je suis coulé sous peu... »
L'ambition de Bonaparte, la conviction que c'est désormais en Orient que les choses se font ou se défont, la nécessité pour la France d'établir des comptoirs commerciaux à la barbe des Anglais conjugués avec le violent désir de se débarrasser du Directoire le poussent à entreprendre ce voyage. Il rêve déjà du pouvoir puisque le Directoire meurt à force d'erreurs, d'hésitations et de mauvaises décisions. Aller en Egypte, c'est se positionner pour jouer un rôle en Inde. C'est alors qu'il apparaîtra comme le sauveur de la Nation, le héros de toute une armée. Il emmène avec lui son ancien professeur à l'école de Brienne, Louis Monge. Bonaparte s'étourdit de sa brillante conversation, s'honore de son amitié. Mathématicien et astronome, il emporte l'admiration du général car Louis Monge a perfectionné la fabrication des canons et de la poudre, participé à la fondation de l'école polytechnique, de l'Institut et de l'école normale supérieure. Il y a de la grandeur à devenir son ami.
Pendant les longues journées en mer, Bonaparte a le temps de développer ses idées et se laisse aller à des confidences qui pourraient le mettre en danger si d'aventure, ses propos étaient répétés. Mais il n'a autour de lui que des fidèles et des généraux acquis à sa cause puisque c'est lui qui les a choisis. Et puis, sans nouvelles de l'Europe durant plusieurs mois, le risque n'est pas si grand. Pour combler son ennui, après l'étude de cartes, les ordres donnés à ses généraux, il tient salon. Il parle de tout, questionne les plus grands,des scientifiques comme Berthollet ou Louis Monge, se nourrit de leur savoir, de leur intelligence et leur façon si brillante de raisonner. Il lance des débats d'idées avec ses généraux, oppose les partisans d'Alexandre le Grand à ceux d'Hannibal. Les conversations sont brillantes, interminables, variées. Il aborde tous les sujets, manifeste sa préférence pour l'Histoire ancienne. Littérature, théâtre, sciences, religions, politique, présence de Dieu, fin du Monde, tous les sujets sont bons mais en fin de compte, il ramène tout à la politique. Comme la menace anglaise est toujours présente dans les esprits, il faut éviter d'y penser.
Enfin, le voyage s'arrête à Alexandrie et le 2 Juillet 1799, la ville tombe aux mains des français. Il y laisse 17000 hommes et parvient le 19 mars 1799 à Saint Jean d'Acre. Mais le 20 mai, il doit s'en retourner au Caire.Le siège de Saint-Jean d'Acre a été un échec, la peste fait rage et Bonaparte ne parvient pas à se défaire de ses ennemis. Il décide alors de rentrer en France et dans la nuit du 22 au 23 août 1799, Bonaparte embarque sur la Muiron à l'ouest d'Alexandrie. Là, entre deux conversations scientifiques avec Louis Monge, il se confie sur ses projets. Les sujets basculent sur la politique et les menaces extérieures. Bonaparte est déjà en train de disparaître. Il sera bientôt Napoléon. « A mon retour en France, je mettrais un terme au règne des bavards », confie-t-il.
Alain Frerejean consacre sa deuxième partie à l'exil. Cap sur l'exil est une description plus sombre mais tout aussi passionnnante car si l'action ne lui est plus autorisée, Napoléon ne s'arrête jamais de réfléchir, de se projeter dans un avenir où la réussite et la gloire seront tout aussi présentes. Il se voit aux côtés de Louis Monge mener une vie de scientifique de renom aux Etats-Unis, capable de réaliser de grandes inventions qui passeront l'Histoire tout autant que ses illustres batailles. Il se confie sur ses déceptions, la trahison de certains de ses proches. Possédant toujours cet esprit affûté, ses observations justes éloignent de son esprit la perspective d'une vie d'ennui à l'île d'Elbe. « C'est après l'entrée à Moscou que j'aurais dû mourir ».
Il est encore jeune – 45 ans – quand l'idée de se couvrir de gloire sur les champs de bataille se meurt. Alexandre le Grand a eu plus de chance que lui. Il est cruel pour un homme d'action d'être maintenu dans une forme de désoeuvrement. L'Empereur déchu embarque à bord de la frégate anglaise, l'Undaunted . Le voyage dure cinq jours et donne lieu à des échanges franco-anglais sur les rivalités politiques et militaires qui opposent les deux pays. Napoléon s'y livre librement. Une fois débarqué, Napoléon remanie toute l'île. C'est plus fort que lui. Pourtant, toujours conquérant dans sa tête, le corse n'a jamais imaginé passer la fin de sa vie à l'île d'Elbe et finit par s'échapper à bord de l'Inconstant. Le 1er mars, il arrive à Golfe Juan. Cent neuf jours plus tard, la défaite de Waterloo stoppe son glorieux destin. Définitivement.
Même s'il a encore l'espoir de partir vivre aux Etats-Unis afin d'y vivre comme un simple citoyen féru de sciences, pour mieux s'y illustrer, il n'a plus la lucidité de l'action fulgurante qui lui a fait gagner tant de batailles. Il hésite, tergiverse et malgré les conseils de son entourage militaire qui l'exhorte à tenter l'aventure et embarquer de nuit dans un bateau français, décide de se rendre à l'Anglais. Il croit à l'honneur et embarque sur le navire le Bellerophon. Il s'entretient longuement avec le capitaine Maitland lors de la traversée qui le conduira jusqu'à Sainte-Héléne. Mais il l'ignore encore. Il est curieux de tout, de l'armement anglais, des motivations anglaises, de leur marine, la comparant avec celle de la France. Comme si cela pouvait encore lui servir. Il parle avec les médecins, joue au vingt-et-un avec les officiers pour éviter de cogiter.
C'est un homme pris dans toute sa complexité et son intimité que nous offre pour notre plus grande joie l'historien Alain Frerejean. Nous connaissions le révolutionnaire, le grand stratège, le général brillantissime, et enfin, l'empereur autoritaire. Mais ce portrait-là nous emporte dans une humanité sans concessions. Il ne vit que pour le pouvoir, ne rêve que de gloire même dans les pires moments. Il ne peut plus diriger l'Europe ? Qu'ils se débrouillent entre eux, il ira révolutionner les sciences aux Etats-Unis. Et puis, la nouvelle tombe. Par l'entremise de Lord Keith, le parlement anglais lui fait connaître sa future destination. Ce sera l'île des Tropiques de Sainte-Hélène ! Napoléon accuse le coup. Désormais, le titre d'empereur lui est retiré et il n'est plus que le Général Bonaparte. La pilule est amère. Il confie alors à Las Cases son intention d'écrire là-bas ses mémoires et de continuer à fortifier son destin. Il ne cède jamais.
La traversée à bord du Northumberland dure six semaines interminables. Il poursuit néanmoins ses discussions encore et toujours. Il se montre favorable à l'anglicanisme, évoque les périls qu'il a su éviter grâce à sa bonne étoile et évoque le suicide. « Le suicide est une poltronnerie » dit-il, lui qui a tenté à deux reprises de mettre fin à ses jours. Le 14 Octobre 1815, à six heures du matin, dans un brouillard opaque et incertain, tous aperçoivent la terre brumeuse de Sainte-Hélène sauf Napoléon qui préfère rester dans sa cabine. Il y débarque néanmoins le 16 avec ses compagnons. Il y restera jusqu'au petit matin du 5 mai 1821 à 6h moins le quart où il s'éteint. Mais il lui faudra encore voyager, le temps de rapatrier son corps en France, sous la pression de son neveu, Louis-Napoléon Bonaparte sur la frégate de la Belle Poule. Sans doute eut-il mérité un nom de navire plus à son image.
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