Avis de Adam Craponne : "La lettre tue, et l'esprit vivifie"
Jusqu’à présent les fausses lettres de Vrain Lucas étaient un marronnier de revues historiques pour un lectorat de gens ayant un goût pour l’histoire. Les articles en question s’appuyaient au mieux sur l’ouvrage "Une Fabrique de faux autographes ou Récit de l’Affaire Vrain Lucas" de Henri Bordier et Émile Mabille, les deux experts requis par la justice en 1869.
L'Eure-et-Loir ne compte pas seulement parmi ses enfants un graphiste reconnu mondialement Robert Massin né en 1925 (d’ailleurs fils d’une institutrice beauceronne), Firmin Didot (à qui l’imprimerie doit le point Didot), Paul Deschanel (le président de la République qui tomba du train en 1920), Pierre-Jules Hetzel, Jean Moulin… Elle a vu naître et mourir à Chateaudun ou à sa proximité un faussaire qui a réalisé un ensemble de faux manuscrits qu'il vendit pour un grand nombre au mathématicien eurélien comme lui, à savoir Michel Chasles un mathématicien spécialiste en géométrie projective qui a inventé le mot "homothétie" (dont le frère fut député-maire de Chartres de 1831 à 1848).
Or question projection ce n’est pas quand géométrie qu’il aimait pratiquer, mais aussi en histoire. Voyons ce que dit Marc Bloch dans "Apologie pour l'Histoire" de l’affaire qui nous intéresse :
« Au mois de juillet 1857, le mathématicien Michel Chasles communiqua à l’Académie des Sciences tout un lot de lettres inédites de Pascal, que lui avait vendues son fournisseur habituel, l’illustre faussaire Vrain‑Lucas. Il en ressortait que l’auteur des Provinciales avait, avant Newton, formulé le principe de l’attraction universelle. Un savant anglais s’étonna. Comment expliquer, disait‑il en substance, que ces textes fassent état de mesures astronomiques effectuées bien des années après la mort de Pascal et dont Newton lui-même n’eut connaissance qu’une fois publiés les premiers éditoriaux de son ouvrage ? Vrain‑Lucas n’était pas homme à s’embarrasser pour si peu. Il se remit à son établi ; et bientôt, réarmé par ses soins, Chasles put produire de nouveaux autographes. Pour signataire, ils avaient cette fois Galilée ; pour destinataire, Pascal. Ainsi l’énigme était éclaircie : l’illustre astronome avait fourni les observations ; Pascal, les calculs. Le tout, des deux parts, secrètement. Il est vrai : Pascal, à la mort de Galilée, n’avait que dix‑huit ans. Mais quoi ? Ce n’était qu’une raison de plus d’admirer la précocité de son génie.
Voilà bien cependant, remarqua l’infatigable objecteur, une autre étrangeté : dans une de ces lettres, datée de 1641, on voit Galilée se plaindre de n’écrire qu’au prix de beaucoup de fatigue pour ses yeux. Or, ne savons-nous pas que depuis la fin de l’année 1637, il était en réalité complètement aveugle ? Pardon, répliqua peu après le bon Chasles ; à cette cécité chacun, je l’accorde, a cru jusqu’ici. Bien à tort. Car surgie à point nommé pour confondre la commune erreur, je puis maintenant verser aux débats une pièce décisive. Un autre savant italien le faisait connaître à Pascal, le 2 décembre 1641 : à cette date, Galilée, dont la vue sans doute faiblissait depuis plusieurs années, venait tout juste de la perdre entièrement... »
Si Michel Chasles avait réponse à toutes les objections, c’est que Vrain Lucas l'y aidait systématiquement en forgeant un nouveau document en rapport. On apprit que le mathématicien avait reçu des courriers, tous rédigés dans un français plus ou moins ancien (plus rarement en latin) et approximatif d’Alexandre à Aristote, Socrate à Euclide, Cléopâtre à Jules César, de Grégoire de Tours à l’ex-reine Radegonde alors dans son couvent de Poitiers (pour lui raconter le vase de Soissons afin d’en instruire ses nonnes), Charles Martel au duc des Maures, Alcuin à Charlemagne, Héloïse à Abélard, Jeanne d’Arc à ses parents, Charles Quint à François Rabelais, Pascal à Christine reine de Suède de 1632 à 1654, Louis XIV à l’astronaute Boulliau… Vrain Lucas expliquait que ces lettres n’étaient certes pas toutes des originaux, mais pour l’Antiquité elles étaient dans un grand nombre des traductions que fit faire Alcuin et qui furent longtemps conservées à l’abbaye de Tours (page 112).
Une bonne soixantaine de ces courriers sont soit reproduits pleine page (dont une lettre de saint Éloi à Dagobert) soit retranscrits en caractères d’imprimerie (heureusement pour tous ceux qui ne sont pas des paléographes). Vrain Lucas fournit près de 30 000 lettres identifiées (il produit en moyenne dix lettres par jour), il est vraisemblable qu’il en ait produit d’autres comme le laisse supposer le chef de la police de sûreté de la dernière dizaine d’années du Second Empire, qui se vit proposer chez un brocanteur plusieurs lettres de Georges Sand à Jules Sandeau (qui n’ont pas été retrouvées à l’époque du procès); ce marchand d’autographes possédait d’autres trésors comme des courriers de Bernadotte, Jean-Jacques Rousseau, Frédéric le Grand, Louis XIV et déclarait les tenir de l’érudit Vrain Lucas. Les trois premières lettres vendues à Michel Chasles proviennent de Rabelais, Molière et Racine ; il y a un message nationaliste derrière certains de ces faux, comme quand il s’agit de montrer que Newton a repris les idées scientifiques de Pascal (avec pour une des rares fois un anachronisme autour du café, inconnu par Pascal). Pour lui les savants anglais ont spolié les scientifiques anglais, ceci nous rappelle que l’ennemi héréditaire est alors le Royaume-Uni et non l’Allemagne. Une partie du papier utilisé pour les lettres provient des pages de garde de livres anciens et la Gaule puis la France sont des pays merveilleux : Alexandre recommande à Aristote de se rendre en Gaule, car les Gaulois ont porté la lumière dans le monde et Cléopâtre désire envoyer Césarion à Marseille car l’air y est bon et l’enseignement de grande qualité.
"Signé Vrain Lucas ! : la véritable histoire d’un incroyable faussaire" présente évidemment des biographies soignées des deux principaux protagonistes Michel Chasles et Vrain Lucas ; pour ce dernier on est en possession de certaines informations inédites. Toutefois le document peut-être à l’origine de toute l’affaire n’a pas été découvert par Gérard Coulon mais par Raymond-Josué Seckel qui découvre dans les archives de la BNF une lettre à la Bibliothèque impériale (nom de la BNF sous le Second Empire) une lettre de candidature un poste au catalogage de cette institution. Vrain Lucas n’obtient pas le poste car il ne possède pas le baccalauréat ; on peut pense que notre personnage a trouvé une revanche dans son œuvre de faussaire. "Signé Vrain Lucas ! : la véritable histoire d’un incroyable faussaire" propose de nombreuses illustrations en rapport direct avec les deux personnages centraux du livre. Notre titre est un épigraphe de Vivant Denon conservateur du Louvre sous le Premier Empire.
Pour connaisseurs Quelques illustrations