Avis de Kingsale : "indispensable contribution à l'histoire de la musique"
Née en 1850 dans une famille de drapiers de Louviers, Marguerite Jourdain a épousé en premières noces le peintre Eugène Baugnies dont elle a eu trois garçons, et en deuxièmes noces en 1892 le sculpteur René de Saint-Marceaux, d'une famille rémoise du champagne et rival à l'époque heureux de Rodin, qui le jalousait ; les choses ont bien changé depuis !
Dans son hôtel du 100 boulevard Malesherbes où elle avait installé pas moins de cinq pianos, Marguerite, Meg pour les intimes, a reçu chaque semaine tout ce qui comptait dans le monde musical parisien, son grand ami Gabriel Fauré, Messager, d'Indy, Debussy, Gounod, Ravel, Reynaldo Hahn, Florent Schmitt, Déodat de Séverac, Albert Roussel, Saint-Saëns, Puccini, Lili Boulanger, Isaac Albéniz. Parmi les interprètes, elle suivait de près les premiers pas des membres du plus grand trio musical du XXe siècle : Cortot, Thibaud, Casals. Elle recevait également des écrivains, Dumas fils venu en voisin (Saint-Marceaux fera le monument à Alexandre Dumas place Malesherbes), Victorien Sardou, d'Annunzio, Colette et Willy, Élie Halévy qu'elle avait contribué à marier, Jules Lemaître, Jean-Louis Vaudoyer, Robert de Flers, Jules Claretie. Naturellement, les collègues de son premier mari avaient aussi leur place, cornaqués par son demi-frère Roger Jourdain : les peintres Édouard Detaille, Georges Clairin, Forain, Carolus-Duran, Paul Mathey, Boldini ou Jacques-Émile Blanche qui fera son portrait ; et ceux de son second mari, Pompon ou Landowski. Sont également reçus des gens du monde plus particulièrement cultivés comme Eugène-Melchior de Vogüé, Edmond de Rothschild, la duchesse d'Uzès, la comtesse de Béarn, Winnaretta Singer-Polignac, accompagnée de son mari le prince Edmond. C'est là que cette dernière apprendra comment tenir un salon musical (1).
La grande Colette nous a laissé des pages inoubliables sur le salon de madame de Saint-Marceaux dans son livre, Journal à rebours. Elle décrit ainsi Meg : Nous nous sentions gouvernés par une hôtesse d'esprit et de parler prompts, intolérante au fond, le nez en bec, l'œil agile, qui bataillait pour la musique et s'en grisait. Et pour elle, le salon de Meg était mieux qu'une curiosité mondaine, une récompense accordée aux fidèles de la musique, une sorte de récréation élevée, le bastion de l'intimité artistique... le lieu qui consacrait des réputations de compositeurs et de virtuoses, sous l'égide d'une bonne musicienne... C'est dans ce lieu sonore, mais sensible au recueillement, jaloux de ses prérogatives mais capable de mansuétude, que je rencontrai pour la première fois Maurice Ravel. Quand on songe qu'à la suite de cette rencontre, ils ont fait un enfant qui deviendra immortel !
Par contre, porte close pour Marcel Proust, qui n'est jamais mentionné dans le Journal et semble n'avoir été reçu qu'une fois malgré toutes ses tentatives, mais qui obtiendra des informations détaillées sur le salon de Meg par son ami Reynaldo Hahn (voir p. 30-33). Cela nous vaudra le personnage célèbre de madame Verdurin, qui colle à la peau de Meg et que Dominique Blanc a si bien su incarner dans le remarquable téléfilm de Nina Companeez, A la recherche du temps perdu. Elle a en outre une ressemblance physique frappante avec Meg. Mais quelle grande actrice ! A ce propos, on a entendu dire que c'était Geneviève Straus que Proust avait voulu représenter. Il s'agit d'un complet contresens, car la gentille Geneviève (née Halévy et ex-madame Bizet) était une personne indolente et maladive, rien à voir avec l'énergie débordante de Meg.
Madame de Saint-Marceaux a tenu un journal, sous forme de cahiers d'écolier, longtemps conservés par les descendants et édité récemment à l'initiative de la musicologue Myriam Chimènes (2). En près de 1300 pages, il déroule toute la vie musicale et artistique de Paris jusqu'après la guerre de 14, avec nombre de jugements à l'emporte-pièce comme savait les asséner Meg. Elle a souvent la dent dure (Colette parle d'intolérance) mais est aussi capable d'indulgence et ne dit presque rien des inclinations de son ami Fauré pour les jeunes filles du Conservatoire. Elle parle aussi des grands événements du temps, l'incendie du Bazar de la Charité, les inondations de 1910, l'affaire Dreyfus, la grande guerre... A travers ses notations factuelles, on voit tout le travail qu'elle accomplit en faveur de musique : mise en relation des gens, promotion des œuvres, lancement de nouveaux interprètes, organisation de concerts qu'elle patronne... Le texte est accompagné d'un appareil de notes indispensable au lecteur non averti, ainsi que d'un précieux répertoire de notices biographiques sur la famille et les amis de Meg.
(1) Son énorme fortune a permis à Winnie de Polignac de faire une œuvre plus durable que Meg, puisque la fondation Singer-Polignac existe toujours, placée sous l'égide de l'Institut de France
(2) On doit à Myriam Chimènes Mécènes et musiciens (Fayard, 2004), largement inspiré du journal de madame de Saint-Marceaux
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