Avis de François S.F. : "Un homme admirable"
Tous les lecteurs des livres de René Grousset, de Régine Pernoud et de Jean Richard ont en mémoire la belle et noble figure de Guillaume de Beaujeu, antépenultième Grand-Maître de l'ordre du Temple, suivi dans ce magistère par Thibaud Gaudin (très brièvement) puis par celui qui n'a cessé de faire de l'ombre â la mémoire du défenseur héroïque de la ville portuaire de Saint-Jean d'Acre, l'un des derniers- sinon l'ultime - bastions des chevaliers francs en Terre Sainte avant leur submersion définitive par les Mamelûks en 1291, et ce fut Jacques de Molay qui vola la vedette à Guillaume de Beaujeu.
Philippe Josserand, dans sa préface, exagère un peu en disant que peu de gens doivent savoir que Guillaume de Beaujeu mourut les armes à la main en cherchant à défendre à Acre ce qu'il restait de terres chrétiennes dans ce qui avait constitué les États latins d'orient face au sultan Qualawun puis à son fils, Maliq Al-Ashraf. En revanche, il a raison de souligner que la fin tragique de l'ordre des Templiers sous Philippe IV le Bel depuis l'arrestation des frères chevaliers en octobre 1307 jusqu'au supplice du dernier Grand-Maître Jacques de, Molay en 1314, a occulté l'importance qu'eut en son temps l'effort de Guillaume de Beaujeu pour sauver ce qui pouvait l'être des restes de ce qui avait été la Terre Sainte conquise par les Croisés aux XIe et XIIe siècles. L'ordre du Temple, aux côtés de ses rivaux Hospitaliers et Teutoniques, avait rapidement constitué l'ossature de ce maintien des Occidentaux sur les rivages orientaux de la Méditerranée. Et de toutes les figures de ceux qui présidèrent aux destinées de cet ordre de moines-soldats seules émergèrent celles du fondateur, Hugues de Payens ou de Payns, puis de celui qui faillit en être le fossoyeur, Gérard de Ridefort, avec la désastreuse défaite de Hâttin et la perte de Jérusalem en 1187 face à Saladin, puis enfin du crépusculaire Jacques de Molay. On pourrait peut-être ajouter à cette courte liste un "mestre major" d'origine catalane, Arnaud de Torroja, sorti de l'ombre par le biais d'un discours académique prononcé à Barcelone en 2006. Mais voici que nous apparaît en pleine lumière Guillaume de Beaujeu avec les 230 pages que lui consacre Louis de Vasselot de Régné dans une biographie que le grand public tout autant que les historiens patentés auraient intérêt et grand plaisir à connaître et à lire.
Que sait-on au juste au sujet de cet homme ? Il semble avoir appartenu à une lignée seigneuriale implantée au nord du Lyonnais, dans le Beaujolais et avoir eu des liens de cousinage avec la monarchie capétienne ainsi qu'avec les Angevins. Ce qui explique sans doute le positionnement de Guillaume en faveur de Charles d'Anjou, frère de Louis IX et roi de Sicile, contre Hugues III de Lusignan, roi de Chypre, tous deux prétendants nominativement à la couronne de Jérusalem, ville en réalité perdue par les Francs, après quelques années de récupération provisoire grâce aux démarches diplomatiques de Frédéric II de Hohenstaufen.
Admis dans l'ordre du Temple vers 1253, Guillaume y connut une rapide ascension. D'abord commandeur de la province de Tripoli (à ne pas confondre avec la ville lybienne), il devint rapidement le responsable de la province du royaume de Sicile, il succéda à Thomas Bérard le 13 mai 1273 au grand magistère de l'ordre, ayant assisté entre 1260 et 1270 à la guerre de Saint-Saba qui avait vu se déchirer entre elles les républiques italiennes pour la prépondérance de l'une ou de l'autre dans les affaires marchandes du Moyen-Orient et le sultan Baybars marquer des points aux dépens des Chrétiens en leur reprenant la ville d'Antioche.
Dès son accession au poste de Grand-Maître, alors que Beaujeu demandait une aide financière pour mettre sur pied une force de 200 hommes d'armes et de 500 fantassins, on lui opposa l'idée d'une fusion des ordres de l'Hôpital et du Temple- argument que l'on emploiera plus tard pour faire pression sur Jacques de Molay et qu'il écartera. Guillaume applaudira en revanche à la décision de consacrer pendant six ans les dîmes collectées par l'Église au bénéfice de l'action de reconquête de l'Orient latin grignoté par les Mamelûks. À la suite du concile de Lyon de 1274 où tous ces sujets furent débattus, Guillaume de Beaujeu entreprit une tournée de toutes les grandes maisons de l'ordre du Temple établies en Angleterre, en Espagne et en France.
Et c'est alors que Guillaume de Beaujeu entra dans un jeu plus grand que lui mais qu'il maîtrisait à merveille. En raison de ses liens avec Charles d'Anjou, il organisa en sa faveur, en juin 1277, la reconnaissance de ses droits sur la ville d'Acre et, en septembre, il aida le comte de San Severino à s'installer dans la ville au nom de la famille d'Anjou. On n'en avait pas pour autant fini avec Hugues III de Lusignan, puisque son représentant sur place, Balian d'Ibelin avait pris possession du château d'Acre. Habilement, Guillaume de Beaujeu proposa alors son entremise entre les parties en présence, avec cependant une nette inclination, bien compréhensible, pour le parti angevin, sans humilier celui des Lusignan, ce qui créa une ouverture progressive de la noblesse acconitaine, jusque-là rangée comme un seul homme derrière le roi de Chypre. À force de belles paroles et de bonnes intentions, Beaujeu parvint à faire fléchir les partisans locaux d'Hugues de Lusignan et à faire reconnaître le comte Roger comme suzerain dans le royaume d'Acre. Sans nier l'accord évident qui existait entre le Grand-Maître du Temple et l'envoyé de Charles d'Anjou, Louis de Vasselot de Régné démontre que loin de n'être que le serviteur de la cause angevine en Terre Sainte, Guillaume de Beaujeu semble n'avoir servi la soupe au roi de Sicile que pour mieux enraciner la toute-puissance des Templiers sur les dernières terres latines et franques encore tenues par les forces occidentales dans la région. Entre Charles d'Anjou, qui briguait comme un trophée la couronne hiérosolymitaine et le chef suprême des Templiers, il y avait finalement un partage du pouvoir. Et tout cela sous le regard envieux mais finalement consentant des chevaliers de l'Hôpital et des chevaliers Teutoniques qui se sentaient en accord avec Guillaume de Beaujeu, et tout autant avec l'approbation tacite du roi de France Philippe III le Hardi qui considérait sans doute le Grand-Maître du Temple comme le grand organisateur de la défense des restes des États latins d'Orient. De plus, ce dernier avait su s'entendre avec les Vénitiens qui jouaient financièrement parlant un rôle important dans l'entretien de l'équipement des guerriers et des places fortes dans la principauté d'Acre, tout en tenant tout un quartier de la capitale de cette dernière et en profitant de cette position avantageuse pour s'imposer dans les échanges commerciaux entre l'Asie, le Moyen-Orient et les puissances européennes. Mais tout cela pouvait-il suffire à laisser aux Chrétiens un espoir de se maintenir longtemps encore dans la cité acconienne ? Là était toute la question, et, dans ces conditions, Guillaume de Beaujeu sentit la nécessité de s'opposer au lancement d'une nouvelle Croisade, projet qui ne pouvait qu'inciter les Mamelûks à trouver dans ce bellicisme le prétexte à attaquer les dernières possessions franques sur le littoral oriental de la Méditerranée. Aussi Guillaume de Beaujeu s'employa-t-il, on ne s'en étonnera guère, à tenter d'explorer avec le sultan Baybars les voies de la paix. N'était-ce qu'un rêve fragile et éphémère ? Je vous invite à lire le très beau livre de Louis de Vasselot de Régné pour vous faire une juste idée de la question et de la réponse que vous trouverez personnellement à lui donner.
François Sarindar, auteur de Charles V le Sage, Dauphin, duc et régent (1338-1358) coup de coeur !
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