Avis de SYRAH : "Viscosité du monde faidal et mutation de l'an 1100"
La dynastie capétienne a été l'une des plus prospères d'Europe, produisant des rois de France de la fin du Xe siècle jusqu'à la Révolution française - et continuant encore aujourd'hui en Espagne. Pourtant, à l'origine, il n'était pas évident que la lignée connaisse un tel succès: les Capétiens étaient une famille au titre royal mal assuré et longtemps incertain. Les deux premiers membres de la famille à devenir rois ont régné brièvement (888-898 et 922-923), et Hugues Capet, qui n'a jamais été considéré comme un roi fort, n'a définitivement établi la position de sa lignée sur le trône qu'en 987. Dans cet ouvrage, Dominique Barthélemy s'attache à décrire l'ascension de la dynastie vers le pouvoir et l'autorité pendant deux siècles, jusqu'à ce que Philippe Auguste chasse les Anglais de Normandie en 1214. La structure de l'ouvrage est fondamentalement chronologique, avec des explications intercalées sur la topographie du pouvoir (domaine de la couronne, duchés, comtés), la paix de Dieu, la structure sociale, les communes, etc.
Ce livre, qui suscite utilement la réflexion, donne, avec élégance et clarté, un aperçu de l'histoire des premiers Capétiens dans un contexte encadré par les conclusions que Dominique Barthélemy a tirées de la société française au cours des deux dernières décennies. En analysant et en réagissant aux points de vue des historiens du passé, Barthélemy a développé une image des Xe et XIe siècles dans le nord de la France qui est très différente de celle qui a régné en maître dans les années 1950-1970. Le récit d'une ascension de la royauté, d'abord réduite à la région allant de Paris à Orléans et de fait presque impuissante, vers une extension aux frontières quasi naturelles de la France, tel que l'ont pratiqué de manière téléologique aussi bien l'historiographie du Moyen Age tardif que l'historiographie à orientation nationale de l'époque moderne, a eu pour conséquence que l'on a toujours dépeint les premiers Capétiens un peu plus impuissants qu'ils ne l'étaient en réalité. En conséquence, il ne faut pas voir la situation au XIe siècle comme anarchique et dégradée, telle que la polémique réformiste de la fin du XIe et du XIIe siècle l'a présentée.
Selon Dominique Barthélemy, le monde dans lequel évoluaient les premiers rois capétiens, et qu'ils influençaient, était un monde lent où les explosions de violence étaient contenues par les pressions sociales, où la mobilité sociale était limitée, surtout pour ceux qui étaient au bas de l'échelle, et où les seigneurs laïcs étaient aussi conscients que les clercs de leurs obligations religieuses.
Pour décrire ces interactions sociales du "monde de la faide", Barthélemy a recours à la notion interprétative de viscosité, terme qui permet de saisir le caractère conservateur qui anime finalement le comportement des élites aimant passer sans transition de la guerre à la palabre: "En système visqueux, écrit l'auteur, toute poussée rapide d’une particule suscite une série de contrepoussées qui la freinent au plus vite". Cette viscosité réactive, quasi réflexive, permet de conserver une forme naturelle d’équilibre dans le rapport des forces. Le monde "faidal" sera progressivement modifié par l'émergence de liens commerciaux et par la consolidation du pouvoir au sein des élites.
Plus précisément, Barthélemy comprend anthropologiquement les mécanismes de violence et de contre-violence, autrefois considérés comme une "anarchie féodale", comme des formes d'expression d'une société de vengeance (la "faide"). Il peut ainsi montrer que la violence était tout à fait ciblée (par exemple limitée à un territoire litigieux) et toujours exercée de manière proportionnelle par rapport à la violence de la partie adverse. La viscosité des structures de pouvoir des XIe et XIIe siècles aurait résidé dans de puissantes forces d'inertie qui auraient eu tendance à empêcher des bouleversements trop brusques. Ainsi, transformer une victoire militaire en une restructuration des rapports de force aurait provoqué à moyen terme une réaction dans la société nobiliaire basée sur l'idée de l'égalité relative des partenaires en conflit ; c'est pourquoi, lors de conflits entre familles nobles, entre comtes et monastères, mais aussi entre la noblesse et le roi (par exemple sous Louis VI), des solutions de compromis ont presque toujours été trouvées pour maintenir la stabilité de la structure sociale.
À mi-chemin entre la synthèse et l’essai, la Nouvelle histoire des Capétiens n'est pas tant destinée aux spécialistes qu'aux étudiants et à un "public éclairé", en particulier un public français qui sera ému par l'évocation introductive des XIe et XIIe siècles comme la période des premières grandes cathédrales et des premiers châteaux de France. Il s'agit toutefois de présenter une histoire sociale dont le point de départ serait de mesurer l’impact créé par la mise en place d’une nouvelle dynastie - les Capétiens - voulant régner dans le paysage postcarolingien.
Le livre opère un dépoussiérage salutaire à partir d’une relecture de sources, essentiellement narratives, qui donnent une fausse impression de familiarité puisque la plupart des concepts utilisés ordinairement sont parfaitement périmés: "féodalité", "mutation de l'an mil", "naissance de l'Etat royal"... (sottises qu'on trouve encore dans des livres étrangement frappés d'arriération, comme le lamentable Louis VI de chez Fayard). Rappelons que Barthélemy a combattu avec véhémence l'hypothèse d'un nouveau pouvoir aristocratique à l'époque des premiers Capétiens, qui aurait comblé le vide de pouvoir créé par la faiblesse de la royauté par la construction de châteaux, l'oppression des paysans et une violence impitoyable.
Une série de portraits propres à réviser le jugement et à frapper durablement l'imagination se détache de l'essai de Barthélemy:
* Hugues Capet (987-996) apparaît comme un tacticien dont la grande réussite aura été d'avoir su tirer parti de son incapacité de fait à agir, due aux rapports de force "visqueux", pour conserver la royauté et la transmettre à son fils.
* Henri Ier (1031-1060) est rapproché de son petit-fils Louis VI (1108-1137) dans son interventionnisme militaire énergique.
* Philippe Ier (1060-1108), dans l'intervalle entre Henri Ier et Louis VI, manifeste quant à lui une certaine tendance à éviter les conflits.
Pour connaisseurs Aucune illustration Plan chronologique