Avis de Octave : "Bonne comme la Roumaine ?"
La fin de la Première Guerre mondiale est suivie par de nombreux traités, en particulier celui de Versailles qui fixe les frontières de l'Allemagne, celui des Saint-Germain-en-Laye qui délimite l'Autriche, celui du Trianon qui arrête pour l'essentiel les espaces propres à chaque pays dans les Balkans et donne à la Hongrie ses marges orientales. Un géographe français et la Roumanie permet de suivre la lente maturation de la fixation des frontières de la Roumanie à travers les relations qu'entretenaient le géographe Emmanuel de Martonne et ce pays. Expert amené à présenter des rapports illustrés par des cartes, Emmanuel de Martonne privilégie sciemment la Roumanie en mettant en cause les recensements des nationalités effectués sous l'Empire austro-hongrois. De plus il argumente pour qu'une ligne de chemin de fer permettre de relier la Slovaquie (alors sud de la jeune Tchécoslovaquie) à Belgrade en évitant tout passage sur un territoire attribué aux Hongrois. Cette demande permet à la Roumanie d'acquérir des agglomérations à majorité hongroise situées à ses limites occidentales.
Le comité d'études
Le Comité d’études est né en janvier 1917 de la volonté d’Aristide Briand, alors qu’il est Président du conseil. Il demande au député Charles Benoist de le présider et d’en choisir ses membres. L’objectif est de réfléchir sur les revendications territoriales que la France présentera pour elle-même et soutiendra chez ses alliés dans la perspective d’une paix victorieuse. C’est son beau-père qui fait choisir Emmanuel Martonne comme membre de ce comité, en effet au départ Charles Benoist s’entoure d’Ernest Lavisse et Paul Vidal de la Blache et demande des conseils à ces deux maîtres de l’université française pour enrichir le comité de personnalités universitaires. Selon La Fabrique de la paix d’Olivier Lowczyk (un ouvrage sorti en 2010 chez Économica) le critère d’appartenance à l’enseignement supérieur souffre peu d’exceptions : le général Robert Bourgeois car il était nécessaire d’avoir la présence d’un militaire (notons que ce personnage fut enseignant à l’école Polytechnique puis directeur du Service géographique de l’Armée) et Maurice Fallex professeur agrégé en 1885 qui enseigne de 1894 à 1926 dans des lycées parisiens. Ce dernier sait très bien synthétiser la géographie de l’Europe. Il a travaillé durant la Grande guerre pour le Service central d’Alsace-Lorraine destiné à réaliser des actions de propagande et de renseignements, à identifier et protéger les Alsaciens-Lorrains civils et militaires (y compris en faisant sortir ceux-ci des camps de prisonniers allemands), à gérer la petite partie de l’Alsace reconquise dès l’été 1914 (autour de Thann et Dannemarie) et à réfléchir sur les conditions de retour de l’ensemble des provinces perdues. Un certain nombre des membres du comité sont empreints d’un fort esprit nationaliste et en particulier son président Charles Benoist qui adhéra ultérieurement à l’Action française et fut dans ses dernières années professeur du prétendant orléaniste au trône de France.
Problématiques d'intégration
L’ouvrage La Fabrique de la paix rappelle qu’il était impossible de revenir sur l’intégration d’autres villages roumains à la Serbie au cours du XIXe siècle, les négociateurs ayant posé comme principe qu’aucun pays vainqueur ne pouvait au nom du principe des nationalités se voir contester une acquisition territoriale réalisée avant 1914.
La question s’était également posée pour le Kosovo. Le contenu du rapport d’un autre géographe français Jean Brunhes demandait le maintien de l’indépendance albanaise dans ses frontières reconnues de 1913 (donc avec la rétrocession de la partie sud du pays occupée par les Grecs) et regrettait qu’il ne soit pas possible diplomatiquement de soutenir l’attribution d’une partie du Kosovo à l’Albanie. Il est à noter qu’Emmanuel de Martonne est décidé à avantager toute forme de latinité sur les Slaves ou les Grecs, ainsi outre de vouloir pousser les frontières de la Roumanie le plus loin possible il est le seul des membres du Comité d’études à préconiser ouvertement un rattachement de l’Albanie (d’avant 1914) à l’Italie comme le rapporte Olivier Lowczyk. Ceci alors que le rattachement de l’ensemble des territoires albanais au royaume des Serbes, Croates et Slovènes est une option qui a de raisonnables chances d’aboutir. Le gendre de Paul Vidal de la Blache défend là un projet qui le met en complète opposition avec certains hommes politiques français désirant plutôt utiliser le territoire albanais pour offrir une prime successivement du sud au nord à la Grèce, l’Italie et la future Yougoslavie (toutefois Clémenceau trouve ceci scandaleux). Ainsi l’Albanie née en 1912 par la volonté des Autrichiens d’en faire un état sous leur influence et à défaut au moins déjà dans un premier temps permettant de priver la Serbie d’un large espace qu’elle revendiquait après sa victoire lors de la Première Guerre balkanique est maintenue en 1920 par les désirs de l’Italie avec des objectifs similaires à son profit.
Emmanuel Martonne n’est pas dans ce comité le seul à avoir des opinions visant à promouvoir un changement de souveraineté d’une région qu’il a décrite dans ses recherches. Pour Olivier Lowczyk, Paul Verrier professeur de littérature scandinave à la Sorbonne, et fin connaisseur de la géographie du Schleswig (Slesvig) milite pour le retour de cette région (propriété personnelle des rois de Danemark jusqu’en 1866) sous l’autorité de Copenhague.
Du point de vue d’ Emmanuel de Martonne les frontières tchécoslovaques et yougoslaves sont extrêmement mal tracées car c’est à la périphérie que l’on trouve pour le premier pays des Allemands, Hongrois et Ruthènes (ces derniers rejoignent l’Ukraine après 1945) pour le second état des Hongrois, Roumains, Bulgares, Albanais et en plus à l’époque des Italiens. Ainsi pour lui le tout « n’est pas tant de savoir exactement le nombre des allogènes que leur qualité et surtout leur répartition ».
Par contre en Roumanie d’après lui dans les marches frontalières avec la Hongrie et la Bulgarie les allogènes sont seulement dans les agglomérations (et pas dans les campagnes) et s’ils sont majoritaires dans un espace c’est au centre du pays ; par ailleurs ils n’ont pas le pouvoir économique que peut posséder par exemple en Tchécoslovaquie la minorité allemande. D’autre part il est très fier que : « la forme de la Roumanie se rapproche de celle du cercle, c’est-à-dire de la figure offrant la plus grande surface avec le plus petit contour. Or, le contour, ce sont les frontières. Plus ces frontières sont développées par rapport à la surface, plus leur défense est difficile et coûteuse ». Là encore la Tchécoslovaquie a des frontières très désavantageuses, lui donnant une forme peu esthétique et la longueur de ses limites rapportée à sa surface est impressionnante. Sans compter, ajoute notre géographe, que « plus de la moitié des frontières actuelles de la Roumanie sont des frontières naturelles : le cours du Danube, le rivage de la Mer Noire et le Dniestr ».
Pour aller plus loin
Ces deux ouvrages cités complètent parfaitement ceux autour des généraux Berthelot et Sarrail présentés sur ce site et l'ouvrage "La grande illusion : quand la France perdait la paix" qui évoque l’évolution des objectifs de guerre de la France et les promesses successives (et parfois contradictoires) faites à certains états. De la lecture de ces cinq livres, il ressort que la Grande Roumanie, telle qu'elle existe entre 1920 et 1940 doit ses contours à trois hommes de nationalité française : l'homme politique André Tardieu (président du Conseil au début des années 1930), le militaire Henri-Mathias Berthelot et le géographe Emmanuel de Martonne. On aurait souhaité quelques cartes de la main de ce dernier dans l’ouvrage qui lui est consacré.
Musée de l'Armée - Hôtel national des Invalides
Inscription du lundi 19 novembre au lundi 26 novembre 2018
http://www.musee-armee.fr/actualites/cette-semaine-au-musee/detail/conference-a-vos-cartes-les-geographes-et-la-fabrique-de-la-paix-1919-1920.html