Avis de Octave : "Au théâtre de la mémoire, les femmes sont ombre légère (Michelle Perrot)"
Anne Vermès n’entend pas ici faire seule œuvre de biographe mais désire mettre en exergue quelles impulsions ces personnages peuvent nous insuffler. L’auteure n’en est pas à son coup d’essai puisque chez l’éditeur Eyrolles, entre 2013 et 2015, elle avait dressé le portrait individuel de sept personnages, dans le même but. Il s’agissait entre autres de Mandela, de Gandhi, de Gustave Eiffel et de Churchill. Notre auteure a été formée aux neurosciences et particulièrement à l’ANC (Approche neurocognitive et neurocomportementale), promue dès les années 1980 par le docteur Jacques Fradin (voir son site là https://www.jacques-fradin.com/). C’est « une approche à la fois scientifique et pragmatique de l’homme et de son environnement social, professionnel et personnel. Transdisciplinaire, elle s’enrichit des dernières avancées réalisées par les sciences du cerveau et du comportement, en mettant notamment l’accent sur les liens entre les changements d’attitude et les structures neuronales impliquées. L’ANC propose une modélisation des comportements pour ensuite mieux les gérer et interagir avec nuance et sérénité avec les autres » (page 17).
L’ouvrage présente six femmes, la première appartient à la mémoire ouvrière. Nous l’avions personnellement rencontrée lorsque nous nous étions intéressés à celui qui rédigea le Manifeste de Kiental en avril 1916. En effet Pierre Brizon enseigne à partir de janvier 1904 et jusqu’en septembre 1905 à l’École nationale professionnelle de Voiron. Il revient dans l’Isère pour l’époque de son congé, en vue des élections législatives, à savoir de janvier à mai 1906. Il soutient la grève générale du printemps 1906, conduite par Lucie Baud à Voiron, une cité qui a alors un peu plus de 12 000 habitants. Ce conflit social s’acheva sur une amélioration des conditions du travail féminin dans l’industrie soyeuse du Dauphiné.
Celle-ci est née le 23 février 1870 à Saint-Pierre-de-Mésage dans l’Isère et morte le 7 mars 1913 à Tullins dans le même département. Lucie Baud a travaillé dès l’âge de douze ans dans un tissage mécanique du Péage-de-Vizille. Elle a eu un temps une vie maritale avec un garde-champêtre libre-penseur qui n'a pas manqué de modifier sa perception de la société. Dans un contexte historique de fort développement de l'industrialisation du tissage de la soie dans le Dauphiné (proche de Lyon, ville connue comme la capitale française de la soie), les usines emploient essentiellement de la main-d’œuvre féminine. Ce sont d’ailleurs majoritairement des jeunes filles, en effet elles ne sont souvent ouvrières que jusqu'à leur mariage.
En 1902, elle crée un Syndicat des ouvriers et ouvrières en soierie du canton de Vizille affilié à la jeune CGT. Deux ans plus tard, elle est la seule femme à participer en tant que déléguée syndicale au 6e congrès national de l'industrie textile. En 1905, elle déclenche la grève à l'usine Duplan de Vizille du fait notamment que la journée de travail doit passer de treize à quatorze heures et que les salaires sont prévus à la baisse. Le mouvement de grève échoue et elle est victime de la répression patronale, comme cent cinquante de ses compagnes.
En juin 1908, Lucie Baud apporta un témoignage dans un article du Mouvement socialiste, une revue de divers courants marxistes dirigée par Lagardelle. Ce papier porte des informations inestimables sur un très important secteur du travail des femmes françaises à la Belle Époque. On pourra en lire un extrait là https://clio-texte.clionautes.org/1905-lucie-baud-et-les-tisseuses-de-vizille.html
Anne Vermès conte la vie de son héroïne, pour la forme dans une esprit autre que le nôtre. De plus notre auteure va procéder à des focalisations en élargissant une action précise de son héroïne vers des objectifs comportementaux pratiques pour ses lecteurs qui ne sont en aucun cas particulièrement des lectrices. « Des encadrés s’installeront au fil de la lecture pour vous permettre de réfléchir, de comprendre et de développer vos ressources en répondant aux questions en utilisant les outils, méthodes et protocoles modélisés à partir de ces parcours de vie. Ces encadrés sont donc conçus comme une véritable boite à outils pour traverser remous et changements avec audace et détermination, caractéristiques communes de ces femmes » (pages 17-18).
La première réflexion a pour titre: "Comment développer une conscience de soi ? Les inspirations de Lucie pour développer une conscience nouvelle de son identité". Après un développement sur le sujet en question, les réflexions auxquelles sont invités les lecteurs, au titre du coaching sont :
« Comme Lucie, quel que soit le moment de votre vie, laissez-vous guider par ces questions et voyez ce qui émerge:
- À quel sentiment, maintenant, je décide de porter attention ?
- Quelles informations cela me donne-t-il sur l’action à mener ?
- Qu’est-ce qui me contraint à l’intérieur de moi ?
- Si je devais lever cette contrainte, qu’est-ce-qui changerait pour moi ? » (page 27)
Les explorations suivantes, invitant à l’introspections sont: "Les inspirations de Lucie pour développer un futur désirable et mobiliser une équipe", "Les inspirations de Lucie pour créer un groupe intelligent collectivement", "Les inspirations de Lucie pour terrasser sa peur", "Les inspirations de Lucie pour décider dans un contexte instable".
Voici un extrait de la réflexion concernant "Les inspirations de Lucie pour créer un groupe intelligent collectivement" : « Comment notre cerveau réagit-il face à la peur ? L’amygdale est une région de notre cerveau considérée comme le centre du circuit cérébral de la peur. Elle reçoit des signaux sensoriels provenant de différents parties (…) Un des leviers pour éviter cette contamination émotionnelle du sentiment de peur consiste à insérer du rationnel dans l’irrationnel et de nommer de façon concrète nos peurs (page 37). Suivent cinq conseils de coaching pour gérer ses peurs.
La seconde héroïne est Joséphine Baker artiste de music-hall que l’on sait, ayant fait récemment son entrée au Panthéon. Anne Vermès lui accorde globalement une capacité à jouer des stéréotypes. La femme que je connaissais mal était Alice Guy née le 1er juillet 1873 à Saint-Mandé aux portes de Paris, et morte le 24 mars 1968 à Wayne dans l'État du New Jersey. Réalisatrice, scénariste et productrice de film ayant travaillé en France et aux États-Unis jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale puis auteure de contes pour enfants. Avec elle, il est question de créativité et d’innovation à développer. La dame suivante est Germaine Tillion née à Allègre en Haute-Loire le 30/05/1907 et morte à Saint-Mandé le 19/04/2008. C’est une ethnologue qui s’est beaucoup penchée sur l’Algérie et une résistante française. Il s’agit ici de comprendre le monde pour agir avec courage et détermination.
Louise Weiss est notre avant-dernier personnage, on trouve là une militante pacifiste, féministe et européenne principalement dans l’Entre-deux-guerres. Avec elle, il est particulièrement d’esprit critique, de développement d’aptitudes cognitives, de création, de recherche d’harmonie avec soi-même, de capacité de négocier, de tirer parti d’un drame personnel, d’inspiration pour rendre ses communications ou écrits passionnants, de contourner les résistances, de faire entendre son opinion. L’ouvrage se clôt avec la peintre mexicaine Frida Kahlo, accessoirement maîtresse de Trotski un moment (ce qui n’est pas évoqué ici). On lui reconnaît d’avoir su faire de sa souffrance et son handicap un levier de création.
De la conclusion, on retirera ceci : « Ces six femmes nous invitent ainsi à nous poser trois questions :
- Quelle part d’initiative, de liberté et de responsabilité ai-je à l’égard de la vie ?
- Comment puis-je accepter de me laisser transformer par ce qui m’arrive ?
- Et pour faire quoi ? » (page 279)
Pour connaisseurs Aucune illustration