Avis de Alexandre : "Ouin-Ouin et Toto au pays des barines et des tzarines"
À la fin des années 1770, l’Auvergnat Charles-Gilbert Romme a rencontré le comte Alexandre Sergueïevitch Stroganov et ce dernier l’a embauché pour devenir le précepteur (dans les matières scientifiques et en langue française) de son fils Paul Alexandre. De ce fait ce Français réside en Russie de 1779 à 1786. Durant la période de 1750 à 1880, un nombre non négligeable de Français, de Suisse romands et plus marginalement de wallons ont des postes de précepteur (ou préceptrices car les femmes sont en nombre non négligeable) dans les familles nobles. Léon Tolstoï, dans Guerre et Paix, fait dire à l’un des personnages que «même étant né en Russie, il pense en français».
Les révolutionnaires français connaissent d’ailleurs bien cette importance des précepteurs français et ceux-ci ne seront donc pas portés sur la liste des émigrés, on sait ainsi que par exemple Arnauld d’Andilly et sa femme sont enseignants chez le prince Wiazemski, Philippine Bouillan chez Mme Novosiltsov, Brice auprès du fils Samoïlov, Thérèse Charpentier chez Mme Davivov…
D’ailleurs, cette migration ne s’arrête pas avec l’arrivée en France de la IIIe république (et s’élargit même à des milieux bourgeois) puisque nous connaissons personnellement pour le cas de la Belle Époque deux femmes entrées dans l’histoire pour diverses raisons. Ce sont Hélène Brion, institutrice dans la Seine avant et après cet emploi (connue pour son action pacifiste durant la Première Guerre mondiale) et Suzanne Girault qui occupe cet emploi pendant quatorze ans à Odessa, avant d’être une active partisane des soviets et de revenir en France où elle devient sénatrice communiste de 1946 à 1958.
Vladislav Rjéoutski propose seul ou en le cosignant les trois-quarts des douze textes. L’ouvrage Quand le français gouvernait la Russie : l’éducation de la noblesse russe 1750-1880 se centre sur des cas particuliers, ce qui explique qu'il fait l’impasse sur le fait que les premiers précepteurs de français au pays des tzars furent des huguenots réfugiés après la révocation de l’Édit de Nantes en1685. Ainsi les deux Princesses Anne et Elisabeth Petrovna, filles de Pierre le Grand, eurent comme enseignante Madame Launoy. Par ailleurs, on aurait pu également signaler que la fille d’un duc de Wurtemberg et prince de Montbéliard Sophie-Dorothée épouse de Paul Ier et mère d’Alexandre Ier, fut pour quelque chose dans le désir de quelques Montbéliardaises de devenir préceptrices en Russie. De l’ouvrage L'influence française en Russie au XVIIIe siècle par Jean-Pierre Poussou, on retiendra pour une période ultérieure le nom de Fanny Olga Barbier préceptrice de 1872 à 1885 de trois enfants du directeur des chemins de fer russes.
Le titre dirigé par Vladislav Rjéoutski commence par dire que l’image du gouverneur (homme ou femme) français de jeunes russes est très mauvaise au XVIIIe siècle, car on généralise sur le côté imposteur de quelques-uns. Caricatures et littératures russes s’emparent d’une image d’un personnage arriviste, qui a pu fuir l’Europe occidentale après quelques malhonnêtetés et pour qui cette fonction d’enseignement est un marchepied éventuel. Tant et si bien que de talentueux et honnêtes précepteurs francophones connaissent des mésaventures, suite à une interprétation démoniaque d’une ou de plusieurs de leurs actions. L’introduction pose aussi la question d’une éventuelle influence de certains enseignants étrangers sur le contenu délivré dans des établissements scolaires du pays des tzars. Il est d’ailleurs étonnant de voir qu’aux idées rousseauistes qui percent, l’opposant le plus farouche est un autre Suisse tout aussi calviniste La Harpe éducateur des grands-ducs Alexandre et Constantin. Le chapitre six évoque d’ailleurs ce personnage né dans le canton de Vaud.
Le chapitre premier s’intitule "L’éducation d’une jeune fille dans une grande famille de la noblesse russe" et on rappelle de nombreux écrivains français dont Mme de Sévigné et Malebranche ont disserté sur le contenu de l’éducation à donner une fille. L’auteur Vladislav Rjéoutski étudie l’enseignement donné par les époux Olivier (originaires de Suisse) aux princes et princesses Golitsyne. Le second chapitre traire de l’adaptation faite des théories pédagogiques de Rousseau par le précepteur Pierre-Ignace Jaunez-Sponville (originaire de Metz) qui a entretenu une correspondance avec Charles-Gilbert Romme et les lettres reçues par ce dernier sont citées in extenso et analysées ici en particulier.
Vladislav Rjéoutski offre une nouvelle réflexion autour des contenus proposés par Charles-Gilbert Romme d’après un autre Auvergnat Jacques Démichel que le premier a fait venir en Russie pour en particulier s’occuper de la bibliothèque et du cabinet des sciences du père de son élève. Vladimir Somov évoque les actions enseignantes et le traité de pédagogie de Nicolas-Gabriel Le Clerc qui est reproduit. Vladislav Rjéoutski s’intéresse à Fritz-Charles Maréchaux des Entelles (émigré dès avril 1790) et à son plan éducatif qui officie chez les barons Meyendorf des Baltes d’origine germanique.
Une deuxième partie intitulée "Le jeu des images : les éducateurs étrangers et leurs sociétés d’accueil" traite du rôle du baron Théodore-Henri de Tschudy dans la mise en place de l’enseignement public en Russie (alors réservé aux seuls personnes fortunés). Ce dernier est un franc-maçon issu de la noblesse de Metz qui séjourne en Russie dans les années 1750. Le chapitre huit évoque à la fois les contenus de l’enseignement privé et de l’enseignement public à travers les réflexions du Vaudois Nicolas Fomerod présent en Russie dès le début des années 1780. Le chapitre suivant traite des mémoires du docteur romand Louis Levade qui sert de précepteur au fils naturel de Grigori Orlov et Catherine II. Paul Bigot de Morgues est né à Berlin en 1768 mais fait partie d’une famille bretonne qui a dû émigrer au milieu du XVIIIe siècle. Il est gouverneur en Prusse au début des années 1790 puis en Russie de 1792 à 1798. Michel Mervaud et Vladislav Rjéoutski souligne le regard critique, mais en des termes prudents par rapport au régime, qu’il porte sur la Russie. Il dénonce toutefois dès 1798 la cruauté de Paul Ier (et des ses lieutenants) dont la chute ne se fait qu’en 1801 alors qu’il a quitté la Russie.
Le chapitre onze montre la façon dont sont décrits les aristocrates russes par Jean-Joseph de Pradel de Lamaze né à Uzerche (aujourd’hui en Corrèze) qui a fait ses études à la fameuse école royale militaire de Sorèze et arrive en Russie en 1801 où il reste près de vingt ans. On fait incontestablement un saut dans le temps avec le dernier chapitre consacré à Jules Montels, précepteur chez le comte Léon Tolstoï. Né en 1843 dans l’Hérault, notre gouverneur a été un des dirigeants de la Commune de Paris. Condamné à mort pour ses actions alors qu’il a trouvé refuge à Lausanne, il se retrouve en Russie en 1877 et épouse la gouvernante suisse des filles de Tolstoï. En novembre 1880 tous deux reviennent à Paris et ils s’installent en Tunisie deux ans plus tard où il décède en 1916 peu après avoir signé le manifeste dit des Seize. Il est bon que nous expliquions personnellement que ce texte est dû à l’initiative de Jean Grave et Pierre Kropotkine ; il dénonce l’impérialisme allemand et déclare qu’une perspective de paix qui offrirait à l’Allemagne une prime à l’agression doit être dénoncée :
« avec ceux qui luttent, nous estimons que, à moins que la population allemande, revenant à de plus saines notions de la justice et du droit, renonce enfin à servir plus longtemps d’instrument aux projets de domination politique pangermaniste, il ne peut être question de paix. Sans doute, malgré la guerre, malgré les meurtres, nous n’oublions pas que nous sommes internationalistes, que nous voulons l’union des peuples, la disparition des frontières. Et c’est parce que nous voulons la réconciliation des peuples, y compris le peuple allemand, que nous pensons qu’il faut résister à un agresseur qui représente l’anéantissement de tous nos espoirs l’affranchissement. »
Michel Ragon et d’autres qui se disent libertaires, sans jamais avoir lu ce texte, vouent aux gémonies leurs signataires pour un contenu belliciste qui est à nuancer. On ne peut que se féliciter que dans Quand le français gouvernait la Russie : l’éducation de la noblesse russe 1750-1880 tant de documents originaux soient reproduits et donc livrés à notre propre analyse.
Pour connaisseurs Aucune illustration