[Tribune libre] 11e Festival international du film de La Roche-sur-Yon – par Alain Chiron

du 12 au 18 octobre 2020 à La Roche-sur-Yon

par Alain Chiron

Comme toutes les années, nombre de films présentés, souvent en avant-première pour la France, ont le plus grand intérêt historique. Les plus intéressants de ce point de vue sont ceux dont nous allons parler.

Nous commencerons par celui qui a reçu ex-aequo le Prix du jury, à savoir The world to come (tourné en 2020) avec comme réalisatrice Mona Fastvold. Il s’agit de l’adaptation d’une nouvelle de Jim Shepard. D’une durée de 98 minutes, il présente une action se déroulant dans le nord-est des États- Unis, aux limites de la colonisation de l’époque, pour une période tournant autour du milieu du XIXe siècle.

Deux couples voisins, vivant de l’agriculture, se fréquentent. Toutefois la relation, entre une des femmes qui vient de perdre une jeune enfant et une seconde qui ne peut en avoir, prend un contour progressivement sentimental. Il s’agit là d’une histoire sensuelle qui est née du peu d’intérêt que les maris portent à leur épouse. L’une d’entre elles finit d’ailleurs par se refuser à son mari ce qui est pour nous l’occasion de connaître de nombreux passages la Bible portant l’idée que la femme ne dispose pas de son corps et qu’elle se doit de répondre aux désirs de son époux. Les splendides paysages sont parfois agités par des tempêtes d’une violence semblable à celle qui était rencontrée
dans Le Magicien d’Oz.

Notons que fut projeté aussi First Cow de Kelly Richard, avec une action au début du XIXe siècle dans l’Oregon, terre alors encore majoritairement peuplée d’indiens et de trappeurs. On est là face à l’adaptation de The Half-Life, un roman de Jonathan Raymond.

C’est l’histoire d’une amitié entre un des premiers émigrants chinois aux USA et un cuisinier d’origine européenne. On en apprend plus sur le commerce des peaux qui faisait vivre tout l’Oregon et sur la relation de l’homme face à une Nature encore largement vierge dans cet espace particulier.

 

 

 

Le film Louxor de Zeina Durra a reçu également le Prix du jury, il conte le séjour de Hana dans l’univers des pyramides égyptiennes, une doctoresse américaine rentrant d’une mission humanitaire liée au conflit syrien actuel, et vient se ressourcer.

Elle retrouve là un archéologue, également originaire des USA, avec qui elle avait eu une relation sentimentale une quinzaine d’années auparavant. Les deux héros sont animés par des sentiments nuancés qui explorent le  traumatisme de la rupture, la culpabilité mais aussi le chemin du rétablissement. Des anecdotes, au sujet des touristes mystiques qui se rendent à Louxor, ne manquent pas de sel et bien entendu la vision de ces pyramides ainsi que des fouilles qui s’y réalisent encore est renouvelée.

 

Ceux qui s’intéressent aux conflits dus à l’éclatement de l’URSS savent que la Transnistrie, l’Ossétie, du sud, l’Abkhazie, le Haut-Karabagh, la Crimée et la région du Donbass sont en situation critique à ce jour. C’est cette dernière région qui est le lieu de l’action de The Earth is blue as an orange, un film lituano-ukrainien d’Iryna Tsilyk.

Une mère et ses quatre enfants vivent dans une petite ville à la limite du front, cette cité reçoit épisodiquement des bombardements entre 2013 et 2019. Le père a émigré en Amérique. Toute la famille est passionnée par le cinéma et on filme son quotidien. Non seulement celui où il faut se protéger des conséquences de la guerre mais celui des joies, des espoirs et des
évènements les plus divers (dont des spectacles). L’Ukrainienne Iryna Tsilyk filme donc cette famille qui parfois fait aussi son propre cinéma. Le titre du film, reprend un vers d’Éluard qui d’ailleurs avait inspiré un album de Tintin, la vie en première ligne d’un conflit (et pas du corinavirus) est d’essence surréaliste.

 

L’œuvre cinématographique la plus intéressante du point de vue historique est quasiment un thriller psychologique. Dans Curveball de l’Allemand Johannes Naber, on suit (avec quelques licences fictionnelles) la suite des évènements qui permit de déclencher la Guerre d’Irak en 2003.

Un réfugié irakien, cherchant à obtenir un passeport allemand, avança fin 1999 que des laboratoires mobiles
permettaient de préparer des armes biologiques sous la houlette de Saddam Hussein. Bien que les Allemands soient revenus, bien avant 2003, sur la confiance qu’ils avaient prêtée à cet exilé, les Américains justifièrent l’attaque de l’Irak comme prévention de l’utilisation d’armes chimiques possibles par Bagdad. On est là face à un enchaînement qui se révèle une vraie satire des relations
que les états entretiennent avec leurs services d’espionnage.

 

En lien avec l’exposition de ses œuvres au CYEL de La Roche-sur-Yon, a été proposé un film Je voulais me cacher (ou Volevo nascondermi) de l’Italien Giorgo Diritti autour de l’ensemble de la vie de son compatriote Antonio Ligabue (toutefois né en Suisse), un artiste qui a beaucoup de liens avec le Vendéen Gaston Chaissac (quoique né à Avallon dans l’Yonne).

Le musée des Sables-d’Olonne a une large collection des œuvres de ce dernier. Ce sont deux peintres qui n’ont jamais suivi le moindre cours de dessin et qui ont vécu fort longtemps face à l’hostilité des villageois de la commune où ils habitaient. De grandes différences existent dans leur production, Chaissac est dans l’art brut avec
une grande originalité dans ses représentations de personnages, alors que l’Italien est plutôt dans la représentation du réalisme avec des notes d’originalité dans l’expression. Si Gaston Chaissac fit des séjours à l’hôpital ou en sanatorium du fait d’une tuberculose, par contre Antonio Ligabue connut plusieurs longs séjours en hôpital psychiatrique. Le film s’attarde notamment sur ces moments.

Fut également proposée, Problemos une œuvre d’Éric Judor qui était un des invités du festival.


Autour d’une pandémie, elle fit magnifiquement écho à l’actualité. Réalisée en 2017, elle donne à découvrir une communauté altermondialiste se nourrissant de mots autour de l’écologie, le végétarisme, la non-violence, le féminisme et le refus des étiquettes ainsi que des objets de consommation. Les discours d’avant l’épidémie ne manquent pas de sel dans la mesure où ils sont caricaturaux à l’excès et sont pharamineux les bouleversements apparaissant après l’apparition de la pandémie. On est dans la fable, avec une morale peu optimiste sur la nature humaine.

[Tribune libre] 10e Festival international du film de La Roche-sur-Yon – par Alain Chiron

du 14 au 20 octobre à La Roche-sur-Yon

par Alain Chiron

Le 10 e Festival international du film de La Roche-sur-Yon s’est tenu du 14 au 20 octobre à La Roche-sur-Yon. Avec des prix d’entrée toujours aussi absolument compétitifs, il a pu réunir plus de 27 000 spectateurs.

Pour les cinéphiles amateurs de récit historique, il a été un régal, comme à l’accoutumée. En effet, outre des productions entrées dans le patrimoine comme Le dernier empereur et 1900 (avec Gérard Depardieu et Robert de Niro) de Bernardo Bertolucci décédé en novembre 2018, ont été proposés des œuvres très récentes voire même des avant-premières qui ont ravi les personnes s’intéressant à des faits relevant d’un passé plus ou moins lointain.

Dès le premier jour, a été projeté Adults in the room, ce film s’inspire de l’ouvrage de Yanis Varioufakis. Ce dernier était ministre des finances dans le premier gouvernement de Tsípras ; il en démissionne au bout de cinq mois et demi juste avant que Tsípras accepte un nouvel accord de redressement de la dette, sensiblement identique à celui qui avait entraîné par un rejet populaire l’élection des députés soutenant Tsípras et repoussé par les électeurs hellènes lors d’un référendum. La machine implacable qui vise, derrière le ministre des finances allemand de l’époque (mais avec l’appui de nombreux autres dirigeants ou responsables européens), à ne trouver de solution que dans la vente de propriétés de l’État et la baisse de salaires et de retraites, est bien décrit. C’est un vrai thriller politique qui nous est proposé.

Adults in the room

Le lendemain était offerte la présentation de Reconstructing Utøya qui propose à quatre témoins, âgés à l’époque de quatorze à dix-neuf ans, de raconter la façon dont ils ont vécu un drame puis de diriger des acteurs amateurs sur une scène de théâtre afin que soient mis en scène, dans un décor très symbolique, les évènements qu’ils rapportent. Utøya est une petite île, au milieu d’un lac, située à l’est de la Norvège, elle est la propriété du mouvement de jeunesse socialiste du pays. Ce dernier, comme pour tous les étés, organisait une université d’;été en 2011. Se faisant passer pour un policier, un homme de 32 ans tire sur les participants et en tue 77. Le meurtrier Anders Behring Breivik était un militant d’extrême-droite qui a été jugé responsable. Ceci a d’ailleurs satisfait Anders Behring Breivik, qui craignait qu’;une appréciation de schizophrénie fasse oublier son idéologie raciste et xénophobe. Ce film a reçu le Prix Trajectoires BNP Paribas.

Reconstructing Utøya

Le mercredi a permis de découvrir Martin Eden qui nous emmène dans une Italie qui semble être celle du début des Trente Glorieuses. Il s’agit de la transposition du roman, en partie autobiographique de Jack London, qui se déroulait en Californie à la Belle Époque. Le film de Pietro Marcello, avec Luca Marinelli en acteur principal, est une odyssée napolitaine qui met en scène un marin qui se décide à devenir écrivain. Son Pygmalion est Elena, une jeune bourgeoise blonde érudite mais assez ignorante de la vie des gens qui vivent modestement ou survivent difficilement ; l’histoire d’amour qui naît entre eux connaîtra bien des aléas dus en grande partie à leur origine sociale différente.

Bien que situé dans une période imprécise du XVIe ou XVIIe siècle, le chef d’œuvre des films à dimension historique est pour nous Judy and Punch, un film réalisé par Mirrah Foulkes avec dans les deux rôles principaux Mia Wasikowska et Damon Herriman. En fait il s’agit là de l’adaptation cinématographique d’un spectacle de marionnettes traditionnel mettant en vedette M. Punch et son épouse Judy. Cette histoire a émergé au lendemain de la chute de Richard Cromwell, fils du chef puritain Oliver Cromwell. Charles II occupe alors le trône d’;Angleterre et d’;Écosse. Le spectacle était à l’origine destiné aux adultes, mais au cours des siècles le récit s’est progressivement aseptisé afin de devenir abordable aux enfants. L’action du film se déroule dans un village anglais où un couple de marionnettistes, mari et femme, Punch et Judy se querellent du fait de l’alcoolisme du premier. Punch, par un hasard de circonstances, dû en grande partie à son ébriété, tue par accident leur bébé ; il l’avoue à Judy et, devant les reproches incessants de celle-ci, Punch la bat jusqu’à ce qu’elle paraisse morte. Le contexte de chasse aux sorciers et sorcières va lui permettre de faire porter ses deux crimes sur deux personnes innocentes. Toutefois Judy, recueillie par des exclus vivant dans les bois, va réapparaître…

Judy and Punch

Seules les bêtes a eu la chance d’être projeté quatre fois, dont une en présence de la productrice, le réalisateur et un des comédiens. Il s’agit de la mise en fiction d’un phénomène d’histoire immédiate que certains magazines d’investigation de télévision francophone avaient déjà parlé. Quoique le scénario soit complexe, ce film de Dominik Moll est basé sur les actions dans des pays africains de personnes qui s’emparent, sur les réseaux sociaux, de photographies et vidéos de femmes européennes. Toutefois le récit démarre en Lozère où le lendemain d’;une tempête de neige, on retrouve une voiture sans passager. Dans ce milieu où subsistent quelques fermes isolées, un drame s’est joué. Nombre de personnes, habitant à l’origine dans le sud du Massif central, dans l’Hérault et en Côte d’Ivoire vont se retrouver embarqués, « à l’insu de leur plein gré », dans une même histoire. L’enchevêtrement scénaristique de petits secrets individuels apporte de nombreuses touches d’humour noir, d’où l’âme humaine ne resort pas grandi.

Seules les bêtes

Signalons enfin un film très original La vérité qui reconstitue de façon la riche carrière cinématographique d’une actrice. Le récit n’est absolument pas en lien avec la vie artistique ou personnelle de Catherine Deneuve, comme on a pu le lire et le dire du fait que cette dernière a le rôle principal. On pouvait retrouver d’ailleurs Catherine Deneuve, dans le cadre du festival dans Palais Royal. Ceci en raison du fait que l’invité principal de cette manifestation était Lambert Wilson. Outre Reconstructing Utøya ont été primés les films suivants : Vitalena Varela (avec une action de nos jours dans la communauté capverdienne de Lisbonne), Collective (un film roumain qui raconte les conséquences d’un incendie dans une boîte de nuit de Bucarest), Hellhole (autour de destins individuels après les attentats terroristes de 2016), X&Y (film suédois autour des rôles des hommes et des femmes), le court-métrage Cavalcade, Abominable (dessin animé américain pour enfants sur le thème du Yéti, avec une action à Shanghai et dans l’Himalaya).

[tribune libre] Le chemin … des dames

Par Alain CHIRON       

Qu’il est long ton chemin maman. C´est vraiment fatigant de bosser où tu vas !

Notre titre parodie le début d’une chanson de Joe Dassin. Ce spectacle est en fait  une lecture théâtralisée produite par le collectif Mordicus. Le texte relève de Nicole Turpin. Il est composé de plusieurs écrits. Le récit cadre est basé sur des extraits de deux romans Dans la guerre d’Alice Ferney sorti en 2005 chez Actes sud ainsi que Perline, Clémence, Lucille et les autres de Jeanne-Marie Sauvage-Avit, publié en 2014 chez Les nouveaux auteurs  avec une action, durant la Grande Guerre, dans un petit village situé près de Saint-Étienne.

Le premier est un récit évoquant  l’histoire d’une famille landaise dans le déroulement de la Première guerre mondiale, il est porté par un style un peu désuet qui aide à mieux plonger dans la période évoquée. N’ont été sélectionnés là que les passages concernant la vie dans le village et quelques courriers envoyés par un soldat mobilisé. On a donc alternativement une action centrée sur un univers agricole et des évènements ayant lieu dans un milieu industriel. Le spectacle montre principalement comment les femmes prennent en charge les tâches habituellement réservées aux hommes et comment, les poilus revenus, elles retournent à leur rôle habituel car devant rendre leur place aux hommes qui passent globalement pour les héros qui ont gagné la guerre. Leur espoir de voir modifier leur statut de mineure devant la loi est trahi et elles n’obtiennent même pas le droit de vote, contrairement aux Anglaises et Allemandes.

Le texte du spectacle s’appuie également sur Les femmes au temps de la guerre de 14 de Françoise Thébaud et sur Celles de 14 de l’historienne Hélène Hernandez. De cet ouvrage est repris dans sa totalité, dans Le chemin…des dames, l’article paru le 30 juillet 1914 dans La Bataille syndicaliste quotidien officieux de la CGT, sous la plume de l’institutrice pantinoise Hélène Brion alors secrétaire adjointe de la Fédération nationale des syndicats d’instituteurs (FNSI), Il contient en particulier cette phrase :

« Oui, c’est le tragique de la chose : personne n’y veut croire, tant ce serait horrible, et, grâce à cette nonchalance générale et aux mauvaises volontés sournoises de nos maîtres, le conflit dont nul ne veut, peut éclater demain ».

Cet appel à se mobiliser contre la guerre de notre Pantinoise n’est pas le seul texte d’époque lu lors  du Chemin…des dames, on trouve également l’appel aux femmes françaises du président du conseil René Viviani du 6 août 1914, demandant à ces dernières d’assurer les moissons et les vendanges. D’autre part est proposée aussi aux spectateurs d’entendre  l’intervention du 24 juin 1916 à l’Assemblée nationale du député bourbonnais Pierre Brizon. Ce dernier fut l’époux d’une Voironnaise, un des trois socialistes à s’être rendu à la Conférence de Kienthal avec Raffin-Dugens un député de l’Isère qu’il connaissait très bien suite à son séjour à Voiron. C’est d’ailleurs le député de l’Allier qui a rédigé, à Kienthal, le manifeste appelant à la cessation des combats. Nous tirons un extrait  du discours, devant la Chambre, déclamé dans le spectacle :

« Avec la jeunesse dans la tombe, mes meilleurs générations sacrifiées, la civilisation en partie détruite, la fortune perdue, une victoire serait-elle une victoire ? Et s’il y avait par malheur des vainqueurs exaspérés et des vaincus irrités, la guerre recommencerait pour la vengeance, pour la revanche. Car la guerre n’a jamais tué la guerre ».

Les actrices offrent également le contenu de trois courriers envoyés à Pierre Brizon ; le contenu de ces lettres a été reproduit dans  Nous crions grâce: 154 lettres pacifistes juin-novembre 1916, un ouvrage présenté par Thierry Bonzon et Jean-Louis Robert qui a été publié par les Éditions ouvrières en 1989. Les auteures choisies de ces missives évoquent leurs diverses souffrances dues à la guerre (les deuils qui les ont frappés, mais pas seulement) et encouragent  Pierre Brizon dans son combat pour un arrêt rapide des hostilités.

Citons celui-ci qui met bien en exergue l’opposition au discours jusqu’au-boutiste en usage dans la presse populaire :

« Monsieur

Excusez une simple ouvrière de vous écrire mais connaissant vos sentiments humanitaires je crois que vous serez heureux de vous sentir approuvé par un groupe de femmes honnêtes, des mères qui ont horreur de cette épouvantable guerre. Merci.  Merci. Merci pour ce que vous avez dit samedi à la Chambre, vous seul êtes dans le vrai, la vraie française en a assez, ouvrez un plébiscite ou dites-nous l’endroit où il faut aller signer son nom pour dire qu’on en a assez de la guerre, les Messieurs. Briand Viviani Poincaré, etc, etc veulent aller jusqu’au bout, qu’ils y aillent avec ceux qui veulent y aller, mais que ceux qui en ont assez retournent dans leur foyer, et nos pauvres gosses qu’ils retournent chez nous, du patriotisme il n’y en a qu’un :  la famille, nous mères françaises nous demandons la fin de cette horrible boucherie, ce boniment infect n’est plus de mise après 22 mois de guerre de dire venger nos morts on les venge en en faisant d’autres.

Cette plaisanterie macabre a assez duré que l’on traite la paix la bienfaisante paix à bref délai. Sans cela il y aura du vilain nous nous liguerons quand même et nous vengerons nos morts en envoyant ad patras ceux qui les ont envoyés à la frontière. Assez assez c’est le cri des millions de Mères qui en ont assez. Soyez énergique, Monsieur, vous seul pouvez beaucoup. Car cette guerre du droit et de la civilisation est une guerre épouvantable la guerre n’est que du barbarisme et nous femmes françaises nous sommes pour la paix appelez cet état de chose civilisation ou culture nous voulons la paix nous trouvons qu’il y a un droit qui prime tous les autres c’est Le droit de Vivre. C’est le seul que nous voulons. Nous ne voulons pas de la guerre pour le bien de la Russie et de l’Angleterre rendez-nous nos enfants pour lesquels nous ne respirons plus depuis 23 mois sachant que la seule chose qui les attend c’est la mort ou les mutilations. Nous ne voulons pas faire tuer les nôtres pour assurer le bien-être et l’augmentation de la fortune des gens riches par la tuerie des enfants pauvres qui n’ont rien à récolter de la guerre et tout à y perdre, Membres et Vie.

Prenez les pauvres Mères en pitié, Monsieur, la souffrance morale qu’endure celles qui ont du cœur et si cette guerre ne finit pas bientôt  gare à la revanche ! Les beaux discours idiots des Membres du gouvernement ne suffiront pas.

Merci, Monsieur, de ce que vous avez déjà dit merci aussi à vos 2 autres collègues et soyez énergique. »

Quelques chansons sont proposées et on n’est pas surpris d’entendre La chanson de Craonne. La mise en scène est sobre mais porteuse d’une grande intensité dramatique, des effets particuliers dans la diction aident à dépeindre certaines atmosphères. Odile Frédeval, Mélusine Fradet et Lucie Cossais alternent la lecture d’un texte avec l’autre la plupart du temps mais elles peuvent aussi conjuguer leur interprétation lors de certains passages.

Cette approche de la Grande Guerre, à travers la vie des femmes à l’arrière, est également portée par le roman Les Gardiennes d’Ernest Pérochon et sa lecture de celui-ci sera une excellente propédeutique à la réception de ce spectacle. Rappelons que ce Poitevin s’inspire de la vie dans le Marais poitevin durant la Grande Guerre, telle qu’il a pu l’observer de ses propres yeux. Cet ouvrage, comme un autre sur Brizon et un sur les instituteurs syndicalistes (avec un passage conséquent sur Hélène Brion) sont présentés sur le site Grégoire de Tours. Fait également l’objet d’une chronique, le titre Les femmes au temps de la guerre de 14 de Françoise Thébaud.

Ce sont les Vendéens qui ont découvert les premiers, au début novembre 2018, cette production car le collectif Mordicus est basé dans ce département, toutefois la troupe est prête à se déplacer aux quatre coins de l’hexagone, pour reprendre une expression teintée d’humour. Un humour assez souvent noir est d’ailleurs présent dans certaines scènes tirées des deux romans.

On peut contacter Nicole Turpin, l’auteure de ce percutant patchwork, en laissant un commentaire ci-dessous.

  

 

 

[tribune libre] La Favorite (The favourite)

Par Alain Chiron

Malborough: derrière la chanson, cherchez la femme…

Un film historique où les comiques de situation et de dialogues portent des rivalités de pouvoir entre deux femmes bisexuelles, compagnes officielles d’une reine d’Angleterre.

  • Réalisateur : Yórgos Lánthimos
  • Acteurs : Olivia Colman,  Emma Stone, Rachel Weisz, Nicholas Hoult, Joe Alwyn, Mark Gatiss, James Smith
  • Genre : Historique
  • Nationalité : Américaine
  • Distributeur : Fox Searchlight Pictures
  • Date de sortie : 6 février 2019
  • Durée : 2h00mn

L’argument

Malbrough s’en va-t-en guerre est une chanson française, du début du XVIIIe siècle, qui a été adaptée dans nombre de langues européennes. Anne d’Angleterre est la première reine dite du Royaume-Uni et la dernière des Stuart ; elle est souveraine entre 1702 et 1714 durant la dernière partie du règne de Louis XIV. On est donc dans les années de la Guerre de Succession d’Espagne où le duc de Malborough remporte en particulier en 1709 la victoire de Malplaquet. Il fut là blessé grièvement mais dans la chanson sa mort est annoncée à son épouse. Des échos de la guerre sur le continent, on entend régulièrement et d’ailleurs le siège et la prise de Lille en décembre 1708 sont largement exposés à la reine. L’action se situe pour l’essentiel en 1709, Anne étant déjà veuve depuis plusieurs mois.

Ce conflit coûte cher aux caisses de l’État et le clan des torries, composé de propriétaires terriens, souhaite voir se terminer au plus vite la guerre contre la France, du fait que les augmentations d’impôt concernent en priorité ceux-ci ; par contre les milieux d’affaires trouvent intérêt à sa prolongation.  Ces derniers font cause commune avec Sarah l’épouse du duc de Malborough (personnage interprété par Rachel Weisz), une amie d’enfance de la reine Anne devenue sa maîtresse.  La duchesse de Malborough introduit à la cour, comme domestique, Abigail (rôle donné à Emma Stone) une jeune parente dont le père est mort criblé de dettes. Les maladresses de la première vis-à-vis de la seconde et le souhait du leader des torries de  trouver, auprès de la reine, une conseillère relayant leurs préoccupations, vont pousser Abigail à partager le lit de la reine.

Notre avis

Le film se plie véritablement aux canons du film historique et les licences qu’il s’accorde avec le passé sont uniquement là pour renforcer la compréhension de l’enchaînement des faits. Il est évident que, suite à un accident, Sarah ne peut se retrouver même inconsciente dans un bordel mais cela est pour rappeler que la descente aux enfers qu’elle promettait à Abigail, lorsque cette dernière lui apparut comme rivale, n’allait pas tarder à se produire pour elle. La chute de son cheval anticipe la chute des faveurs que lui accore la reine Anne. La duchesse de Malborough apparaît ici bien plus souvent en pantalon que les usages de l’époque l’auraient permis, rappelons que le port de celui-ci était, à la Belle Époque, une manifestation d’un féminisme militant parfois mâtinée d’une revendication d’homosexualité féminine.

On dispose de courriers d’Anne à Sarah qui ne font aucun doute sur le fait que la première fut précocement bisexuelle puis, après la mort de son mari, exclusivement lesbienne. L’attitude de Sarah se révéla, après sa chute, bien moins élégante que celle qu’on lui prête ici.

 

Pour diverses raisons, Anne souffrit d’un manque affectif dans sa jeunesse. Elle était atteinte vraisemblablement par un lupus érythémateux disséminé (d’après des médecins de notre époque) qui se traduisait par des crises de goutte. Dans le film, ce personnage est présenté comme reportant son affection sur des lapins, substitut à chacun de ses enfants morts prématurément ; notons que cet  animal est connu pour ne pas ignorer l’homosexualité.  Apparaissent aussi de nombreux canards, l’un est objet d’affection pour un personnage masculin.

Pour son rôle de souveraine, Olivia Colman a reçu, en septembre 2018, la Coupe Volpi de la meilleure interprétation féminine. Au Festival international du film de La Roche-sur-Yon, un mois plus tard, cette œuvre s’est vue décerner le Prix spécial du jury conjointement avec Profile. Les rôles principaux sont tenus par trois femmes et la personnalité des quelques hommes, qui gravitent autour d’elles, est peu développée.

Globalement les rivalités politiques et sentimentales, conçues comme un affrontement entre personnes, sont traitées sur un mode un tantinet comique.  La récente consommation de produits exotiques, comme le chocolat ou l’ananas, est mise en relief et peut être prétexte également à des touches d’humour. Les angles de vue sont variés pour un récit qui se déroule quasiment linéairement dans le temps ; le découpage en chapitre possédant un titre renvoie aux romans d’aventures (historiques ou pas) du XIXe siècle. Ce film a toutes les chances de parvenir à séduire divers segments du public.

Alain Chiron

[tribune libre] Festival international du film de La Roche-sur-Yon bilan 2018

par Alain Chiron

 Cette année, contrairement à l’année dernière, peu de films venant d’une culture non occidentale ont été projetés ; ceci ne voulant pas dire que des questions, touchant d’autres continents que l’Europe ou que l’Amérique du nord, n’étaient pas présentes.

Fut salué par le Prix spécial du jury ex aequo avec La Favorite, le film Profile (du russo-kazakh Timur Bekmambetov, sortie en 2018) qui a la particularité de ne présenter que des images tirées d’ordinateur et de téléphones portables. Il s’agit de l’adaptation d’un roman basé sur une histoire vraie : un journaliste britannique se crée un faux profil sur Facebook et, se disant nouvelle convertie à l’islam, elle peut ainsi enquêter sur les réseaux qui accrochent les jeunes filles pour les amener à rejoindre les combattants de l’État islamique. La scène comique, pour nous, est celle où elle se marie religieusement par skype. C’est une petite détente dans un récit où pèse une constante appréhension des évènements à venir ; d’ailleurs la fin oblige l’intéressée à changer d’identité, vu la fatwa qui la frappe.

Profile

D’autres œuvres présentées, dans ce festival, ont évoqué la question des soldats de Daesh. On relève Tracing Addai (2018) un film d’animation allemand d’Esther Niemeier. Il dure 30 mn. Grâce au témoignage de la mère allemande et d’un repenti islamique (ayant passé sa jeunesse en Allemagne dans une famille musulmane), est retracé l’itinéraire d’un jeune mulâtre vers et en Syrie.

TRACING ADDAI

Last but not least, le film Of Fathers and sons (2017) de Talal Derki tient du documentaire d’exception puisque le cinéaste  syrien retourne dans sa région d’origine, tombée aux mains des islamistes radicaux, et filme le quotidien d’un père et de ses fils (la mère n’apparaît pas à l’image). Ces derniers ont pleinement  intégré l’idéologie de Daesh et en particulier un aîné Osama qui précocement est invité à suivre le chemin du Jihad, en subissant un entraînement de combattant. Cette production s’est vu décerner en 2018 le Prix du meilleur documentaire au festival du cinéma indépendant de  Sundance dans l’Utah.

C’est le film What you gona do when the the world’s in fire qui a reçu le Grand Prix du jury international Ciné +. On suit, durant plusieurs jours, un groupe de militants du Black Power à Baton Rouge en Louisiane ; le récit rappelle entre autre que les crimes ouvertement racistes perpétrés par des membres ou des sympathisants du Ku Klux Klan continuent à être commis. Toutefois le sujet est plus global et on voit aussi les conséquences d’un processus de gentrification qui touche un quartier autrefois uniquement peuplé de noirs et l’usage de drogues au présent ou au passé chez deux personnages qui ont en commun d’avoir subi des violences au sein de leur famille durant leur enfance. Cette œuvre documentaire, d’une durée d’à peine plus de deux heures, sort le 6 décembre 2018 en France ; le réalisateur est Roberto Minervi.

What you gona do when the the world’s in fire

Un autre film américain, non primé, mais ayant suscité un certain enthousiasme est First Reformed (2017) de Paul Schrader, une fable écologique, sur le mode thriller, distribuée en France sous le titre de Sur le chemin de la rédemption. Le film tire son titre de « The First Reformed Church » qui désigne le premier temple protestant calviniste construit à New York au milieu du XVIIe siècle par les Hollandais.

First Reformed

Le jury du Prix Nouvelles Vagues Acuitis a récompensé D’un château, l’autre, une fiction qui prend des allures de documentaire. Le thème en est le rôle positif que peut avoir un jeune homme auprès d’une personne âgée et réciproquement ; cet étudiant se cherche lui-même et on le voit successivement assister, en vue des élections présidentielles, à un meeting de Macron puis à un de Marine Le Pen. La vieille dame l’invite à trouver plus de sens à sa vie. Un roman autobiographique de Céline a le même titre, il fait le parallèle entre la vie de médecin en banlieue parisienne du personnage et celle vécue à Sigmaringen en compagnie de responsables du dernier gouvernement de Pierre Laval du milieu de l’été 1944 au printemps 1945. Ce film, tourné en région parisienne, a déjà été par ailleurs couronné deux fois en 2018, l’une à Namur et l’autre à Locarno. Son réalisateur est Emmanuel Marre  et le principal acteur est Pierre Nisse.

Ce même jury Nouvelles Vagues a retenu, pour une mention spéciale, deux autres films à savoir tout d’abord Ne coupez pas ou One cut the head (2017) une comédie japonaise de Shinichiro Ueda, prenant appui sur le thème des zombies.

Si ce dernier film fait 96 mn, l’autre primé Le discours glorieux de Nicolas Chauvin atteint une durée de 26 mn.  Son réalisateur est Benjamin Crotty et l’acteur principal est Alexis Manenti dans le rôle du soldat Chauvin, figure légendaire du grognard des campagnes napoléoniennes. Son nom a été à l’origine du mot « chauvinisme » dont la phonétique a été reprise approximativement dans beaucoup de langues européennes  ou non (en chinois, cela donne shāwén pour Chauvin). Revenu au XXIe siècle mais tout droit de son époque, donc en habit de fantassin de la Grande Armée, notre héros se lance dans un monologue à la gloire de tout ce qui fait la France. L’ambiance est largement déjantée pour une action dans une salle de spectacle, une boîte de nuit et devant des éléments du patrimoine rochefortais, la ville de naissance qui est prêtée à Nicolas Chauvin.

Le discours glorieux de Nicolas Chauvin

Pour après l’annonce de la sélection, a été proposé comme film de clôture L’Incroyable Histoire du facteur Cheval. Le réalisateur en est Nilss Tavernier et Jacques Gamblin a le rôle de ce personnage qui laissa à la postérité une imposante architecture naïve dans un village de la Drôme.  Le tournage a eu lieu sur place à Hauterives avec une action qui démarre en 1879, année du début de la construction et se clôt au décès de Ferdinand Cheval en 1924, soit douze ans après l’arrêt des travaux. La dimension psychologique du personnage est heureusement plus largement développée que l’avancée de la réalisation ; bref un film d’une grande sensibilité. Ce site reçoit environ 150 000 visiteurs chaque année et il est vraisemblable que le nombre sera en nette augmentation en 2019.

Le facteur Cheval

Notons que ce sont environ quatre-vingt films longs ou courts qui avaient été choisis par Paolo Moretti et Charlotte Serrand et que le public comprend une part croissante de gens extérieurs à la région Pays-de-la-Loire. Nul doute que, l’année prochaine, pour le dixième anniversaire de ce festival atypique, attendra pour les spectateurs un choix féérique de films.

Alain Chiron

 

 

[tribune libre] Roman historique : le vrai défi pour les auteurs

[Cet article est une tribune libre écrite par Nabil Benali, auteur de « L’espion d’Alger »]

Critiques et historiens ont bien souvent prévenu les auteurs et les lecteurs contre les anachronismes littéraires que peut contenir le récit, notamment dans le roman historique ou dans le roman de science-fiction. Bon nombre d’interventions de bonne facture le font en insistant sur pas mal d’aspects importants. Dans le cas de la fiction romanesque historique, souvent sont décelés des détails qui heurtent les connaisseurs ou juste le lecteur averti, tels un détail impossible de la vie quotidienne à une époque donnée, des événements dont la vraie date a été changée, des personnages historiques qui ne pouvaient exister  alors, et j’en passe. Cependant, il me semble qu’il existe un sujet de préoccupation qui reste très peu abordé s’agissant du roman historique, où il semble que l’imaginaire jouit peut-être, je dis bien peut-être, d’un peu trop de liberté.

 Des anachronismes courants

Je m’explique. Hugo, Balzac, Scribe ou Dumas père, l’un des fondateurs sinon le fondateur du roman historique moderne, tous ont fini par être « épinglés » par le double travail des critiques et des historiens. On a fini par déceler, à un chapitre ou à un autre de leur œuvre formidable, un anachronisme, une fausse date, le décès d’un roi qui eut lieu quelques mois auparavant, une forme que ne prit la guerre que bien plus tard, un art pas aussi développé alors, etc. Rien d’étonnant en soit, la frontière entre l’imaginaire pure et le vraisemblable étant si fine, que les besoins du récit arrivent souvent, et malgré l’auteur parfois, à faire plier la supposée réalité historique de l’époque abordée. Pourtant, il n’existe pas d’auteur sérieux qui n’ait préalablement pris la précaution d’un rigoureux et patient travail documentaire, peut-être pas de nature à être salué par les historiens qui, eux, ne croient qu’à la stricte méthodologie, mais qui devrait lui assurer pas mal de certitudes. Pas mal, mais jamais assez ! Car les livres d’histoire et les historiens non plus ne savent pas tout sur tout. Ils ne sauraient nous rapporter le moindre détail constituant tous les instants de la vie de tous les jours, en toute époque. Les connaissances historiques ne s’élargissent que pour ouvrir de nouveaux univers à l’inconnu, les sources se raréfient à mesure qu’on plonge dans le passé, les écoles et les opinions divergent à chaque découverte ; chaque nouveau débat d’historiens dont on attend des éclairages est pris dans le piège des enjeux épistémologiques, académiques, politiques, économiques, socioculturels… auquel aucun n’auteur ne peut complètement se soustraire. Et cela, n’est-ce pas, pour la bonne et simple raison que personne n’écrit pour lui-même !

 Critiques et historiens d’abord

Dans une réflexion qui délimite parfaitement le roman historique, l’historienne québécoise Micheline Dumont voit, dans une contribution écrite en 2011, que ce dernier constitue « une voie d’accès à la réalité historique plus aimable que l’austérité de quelques monographies scientifiques, farcies de références ». Mais, constate encore Mme Dumont, que ces romans « constituent sans doute aussi un piège qui dénature cette même réalité historique ». Sont mis en cause les renseignements inexacts, les concepts inexistants, les événements ayant eu lieu avant ou après ou géographiquement loin du récit en question. Michelle Dumont dira aussi : «il est certain que le roman historique est beaucoup plus populaire que le livre d’histoire et que son accès est plus facile. Peut-il mener à une meilleure connaissance de l’histoire? Je n’en suis pas sûre ». Mais plus important que de prévenir sur les erreurs que font, volontairement ou non les auteurs des romans historiques, Mme Dumont doute que leur travail puisse vraiment « stimuler la lecture de véritables livres d’histoire » et, conclut son intervention par une sentence sévère à l’adresse des romanciers qui semblent « manquer d’imagination » et qui puisent à leur gré dans l’histoire qui, elle, « n’est pas une appellation contrôlée ».

L’argument est ainsi fourni sur le distinguo à faire, (à jamais ?) entre un livre d’histoire et un roman historique, mais qu’en est-il d’une délimitation à faire au sein d’un roman historique en lui-même, entre la part de l’histoire et celle de la fiction, entre s’autorise-t-on à dire la raison et le cœur ? Déjà en 1832, Guillaume Froehner, dans une critique de Salammbô de Gustave Flaubert, rappelait cette dualité pour toute approche d’un texte littéraire : « la critique impartiale ne saurait être un monologue ; c’est une conversation entre l’esprit (…) et cette autre puissance qu’on appelle le cœur ». Puis, tout en se joignant aux constats d’échec de Gustave Flaubert  à livrer une restitution parfaite de l’antiquité, il relève que « le romancier a son terrain à lui ; il brille où le savant s’éclipse ; son apanage est le jeu mobile de la vie contemporaine. L’histoire des temps reculés est pour lui comme une muraille où la science ne lui permet pas de charbonner ses figures ». En effet, l’esprit est de peu de secours pour mettre en relief l’exactitude psychologique des personnages qu’un auteur se doit de maîtriser. La part du cœur avec ses codes et son autre univers s’en trouve plus grande et c’est le cœur qui intervient alors. Et l’imagination aussi, cela va sans dire.

 La psyché de l’homme du passé

Toutefois, cela ne résout pas tout, car il s’ouvre devant le romancier un long chemin pavé d’interrogations : la peur comme on la ressentait à cette époque ? Mais de quoi d’abord ? L’amour d’alors ? Mais comment ? La certitude de la mort ? Mais jusqu’où ? La conscience de son individualité ? Vraiment ?, etc., etc. En un mot, l’homme a-t-il toujours été l’homme tel qu’on le déchiffre avec nos outils d’aujourd’hui ?

La difficulté d’y répondre a trait à l’exercice en lui-même, à cette jonction difficile, voire impossible, entre l’exigence artistique et le choix du genre, celle qui consiste à vouloir toucher émotionnellement ses contemporains en parlant d’un passé qui n’est pas de leur vécu. Rien de moins évident, en effet, que de manier un passé qui, pour devenir captivant, doit comporter des expériences émotionnelles similaires à celles vécues dans le temps présent, tout en demeurant un passé inaltéré.

Il ne s’agit pas ici d’évoquer la relecture idéologique de l’histoire à laquelle se livre parfois et malgré lui le romancier — bien que ce type d’anachronisme mérite aussi l’examen car il pousse à beaucoup d’erreurs historiques—, mais plutôt de la difficulté à cerner la vie émotionnelle avec ses manifestations conscientes et inconscientes, j’indique la psyché de l’homme dans l’époque que l’on raconte. En parler ainsi, me semble-t-il, revient à dire qu’un tel niveau est tout simplement hors d’atteinte. Mais n’est-ce pas le cas pour la perfection dans l’art ? Pour la perfection tout court ? Ce qui, à mon sens, vaut malgré tout la peine de s’acharner à s’en approcher. L’intérêt n’est pas des moindres : c’est de là seulement que naissent les actes et les paroles, les appréhensions et les motivations, et que se dégagent (ou non) des personnages, toujours aussi fictifs certes, bien entendu vraisemblables, mais suffisamment crédibles pour que le roman puisse acquérir ce à quoi aspire toute œuvre artistique : la faculté de résister au temps.

 Nabil Benali
Auteur de “l’espion d’Alger”
 

[tribune libre] Fiction et ressources documentaires : écrire malgré les spécialistes de l’Histoire ?

[Cet article est une tribune libre écrite par Nabil Benali, auteur de « L’espion d’Alger », qui témoigne de l’absence d’un accord entre historiens sur un large pan de l’histoire algérienne.]

Je ne suis pas historien, mais auteur de fictions. Je ne prétends donc pas pouvoir  proposer un point de vue académique ou argumenter en faveur d’une thèse scientifique, mais juste tenter de partager mon expérience dans l’écriture du roman historique.

Désirant raconter une histoire d’espionnage qui se passe dans l’Alger de la Régence turque et des corsaires barbaresques, j’ai naturellement consacré plusieurs mois à un intense travail documentaire, le genre exigeant une connaissance parfaite de l’époque — et même du quotidien de l’époque. Un écrivain de romans historiques doit, ce n’est qu’une image bien sûr, être capable sur le champ de se fondre parmi les gens de l’époque dont il parle si une machine à remonter le temps pouvait l’y emmener. Dans le cas de la Régence d’Alger, notamment la fin du XVe et le début du XVIe siècle, je me suis bien vite retrouvé au milieu d’un maquis de production historique qu’il n’était absolument pas évident de débroussailler. Et pour cause !

Hôtel de la marine à Alger – Willian Wyld et Emile Lessore, 1833

Avec son passé tumultueux et ses légendes passées au patrimoine universel, Alger a toujours séduit — et ne cesse de le faire— écrivains, peintures et poètes, photographes et musiciens. Delacroix, Dinet, Fromentin ou Vernet ont fondé l’école d’Alger en peinture. Les débuts de la photographie ont coïncidé avec l’occupation française de l’Algérie et les « nouveaux territoires » ont vu défiler les grands photographes qui dominaient les différentes expositions universelles… Mais comme Tunis ou Tripoli, quoi que chacune se distingue à sa façon, cette cité qui s’est imposée dès le XVIe siècle dans l’Histoire de la Méditerranée n’a pourtant pas fait l’objet d’une écriture historique qui, à défaut d’être définitive, puisse aujourd’hui cimenter un consensus entre les historiens et les spécialistes. Si tel était le cas, on disposerait enfin d’une Histoire d’Alger qui permette à ce magnifique théâtre de tant d’événements majeurs de disposer de son propre décor et de ses personnages bien définis, et même de ses accessoires ainsi reconstitués dans le moindre détail. Écrire des histoires en se disant qu’on a reconstitué l’époque d’alors avec beaucoup de réussite deviendrait tellement plus simple. Mais c’est loin d’être le cas.

Rareté des ressources documentaires et polémiques mémorielles

Plusieurs problèmes se posent s’agissant précisément de la ressource documentaire. Primo, sa rareté. La quasi-totalité des ouvrages décrivant Alger et sa vie politique, militaire et sociale d’alors ont été le fait de quelques auteurs occidentaux ; des chroniqueurs, des diplomates, des espions aussi — dont beaucoup étaient chargés de mesurer les murailles de la ville et de compter l’armée et son artillerie. Une partie du fonds documentaire sur lequel l’on peut s’appuyer également consiste en les correspondances entre le régent d’Alger et ses homologues européens, Français surtout. En face, presque aucun texte en arabe ou en turc ne nous est parvenu et à ce jour, la référence centrale pour parler d’Alger au tout début de la Régence turque demeure la « Topographie et Histoire générale d’Alger » et « l’Histoire des rois d’Alger », écrits par l’abbé bénédictin espagnol Diego de Haedo, lui-même détenu jadis à Alger. Pour certains, et cela est écrit de la sorte dans l’encyclopédie participative Wikipédia, ces deux livres sont l’unique référence sur Alger au début du XVIe siècle. En tout cas, aucune source n’est aussi détaillée s’agissant de la description de la ville et des us et coutumes de ses habitants. Fouad Soufi, chercheur au Centre de recherches en anthropologie sociale et culturelle d’Oran, constate (dans une contribution disponible sur le site du Crasc) que « l’accès à l’information historique reste encore très difficile » et que « l’inexistence d’un service d’information sur l’histoire de l’Algérie, la mauvaise circulation de l’information historique, des ouvrages et des rares revues, l’absence de revue historique régulière ne facilitent pas la tâche (…)»

Autre constat non moins important : les ouvrages les plus en vue, devenus par la suite le matériau d’une production documentaire largement diffusée, sont ceux écrits par les esclaves chrétiens de retour chez eux et témoignant des affres de leur détention dans les bagnes d’Alger. Le plus célèbre de ces témoignages, encore publié à ce jour, reste celui d’Emmanuel d’Aranda. Sans doute propulsés par la charge émotionnelle qu’ils dégagent ou à cause d’une actualité faite de kidnappings des ressortissants occidentaux par les groupes djihadistes (pour certains, c’est l’Histoire qui se répète), ces récits divisent néanmoins les historiens, suivant la rive de la Méditerranée sur laquelle ils se trouvent. Robert C Davis, dans « Esclaves chrétiens, maîtres musulmans » (éditions Jacqueline Chambo – 2006), représente aujourd’hui le travail le plus sérieux jamais fait sur la question (10 ans de recherches). Il a surtout la particularité de ne pas considérer que l’esclavage des chrétiens par les corsaires barbaresques fût basé sur un critère racial, mais il le replace, malgré son ampleur et ses affres, dans le contexte des conflits géopolitiques et économiques d’alors.

« Esclaves chrétiens, maîtres musulmans », Robert C Davis

Robert C Davis n’est cependant pas une opinion majoritaire en Occident. Le fait que la piraterie en Méditerranée a cessé au jour de la prise d’Alger par l’armée française en 1830 reste, à ce jour, l’argument le plus fort chez beaucoup d’historiens occidentaux pour soutenir, dans une lecture plutôt manichéenne, que sans les razzias qui ont été derrière l’asservissement de plus de 1.00.000 de chrétiens 3 siècles durant, jamais il n’y aura eu d’expédition contre Alger, de même que le projet de pacification par l’occupation coloniale qui s’en était suivi.

Il arrive aussi que les lectures débordent du cadre euromaghrébin pour s’installer dans les polémiques mémorielles plus vastes. Une relecture de la course (ou de la piraterie) barbaresque est, par exemple, proposée par l’historien africaniste Bernard Lugan. Il considère, dans une réponse au dirigeant turc M. Erdogan lorsque ce dernier demandait à la France de s’excuser pour ses crimes coloniaux en Algérie, que la présence turque en Afrique du Nord a été « un génocide ». Il rappelle la longue liste des crimes des ottomans en Afrique du Nord, avant de donner son point de vue sur les razzias barbaresques : « Il s’agissait bien de piraterie et non de Course puisque les raïs, les capitaines, n’obéissaient pas aux règles strictes caractérisant cette dernière ». Et de dire que la recherche historique a « montré que son but n’était pas de s’attaquer, avec l’aval des autorités, à des navires ennemis en temps de guerre, mais que son seul objectif était le butin ».

Du côté algérien, on pense tout autre, bien entendu. On rappelle tout d’abord que c’était l’Église qui encourageait et utilisait les récits des captifs pour réunir davantage de dons et de soutiens à la rédemption de leurs coreligionnaires détenus à Alger. Des récits généralement écrits bien des années après leur retour à la maison et qui peuvent de facto manquer d’objectivité et de précision, voie d’honnêteté. On considère, de ce côté-là de la Mare Nostrum, que la question des esclaves chrétiens n’aura été, au vrai, que le prétexte du projet colonial, et on accuse même les homologues occidentaux de volontairement escamoter les courses menées par les chrétiens et qui faisaient à leur tour des détenus musulmans en Europe.

Dans ses recherches sur l’Algérie à l’époque ottomane, Lemnouar Merouche affirme, s’agissant de la course : « On sait que longtemps après sa disparition, elle a continué à imprégner les esprits des deux côtés de la Méditerranée, à travers le cliché sur «le nid de pirates» auquel répondait en écho le mythe de «l’âge d’or». Les belles pages de Braudel sur la course en Méditerranée ont rendu ce genre de procès complètement obsolète pour les historiens sauf à l’étudier en tant que composante des conflits de mémoire. »

Plus explicite, Benjamin Stora rappelle que « l’histoire de l’Algérie produite par les historiens au temps de l’apogée de la splendeur coloniale française visait à expliquer pourquoi ce pays devait rester de toute éternité dans le giron de la France. C’était là le facteur central de légitimation du récit historique. La présence française remontait ainsi à l’Empire romain. Une insistance était mise sur la latinité de l’Algérie, avec un rattachement mythologique ancestral entre ce territoire de l’Afrique du Nord et l’Europe du Sud ».

Difficultés pour la création littéraire

Pour ce qui m’occupe, soit l’écriture d’un roman historique, je pense qu’écrire sur un pan de l’Histoire qui recèle une grande charge mémorielle, polémique et politique est tout sauf une chose aisée lorsqu’on cherche à placer son récit au cœur du véritable contexte de l’époque, avec ses faits avérés et son vécu démontré par la preuve historique. La douloureuse mémoire du passé colonial de la France en Algérie et les divisions qu’elle entretient interfèrent à tous les niveaux de la production historique depuis deux siècles et jusqu’à ce jour. Pour un auteur, c’est un devoir de faire en sorte qu’elle n’aille pas non plus polluer l’imaginaire et ce monde libre qu’est la fiction, toute vraisemblable qu’elle se doit d’être.

La création littéraire n’a pas à s’embarrasser et encore moins à s’accommoder de ce que pensent les uns et les autres. Il est juste regrettable que le principe soit nettement plus facile à mettre en œuvre dans le roman moderne. Pas dans le roman historique où les murs et les témoins ne sont plus là, et où il ne reste pour reconstruire les premiers et convoquer les seconds que le précieux travail des historiens. Encore faut-il qu’eux aussi disent la même chose. S’entendront-ils un jour ? Je l’espère. Alger mérite bien cela. Elle qui fut la ville où Miguel de Cervantès a vécu, juste avant d’écrire Don Quichotte et inaugurer ainsi la merveilleuse aventure du roman…

Nabil Benali
Auteur de « L’espion d’Alger »
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