Avis de Adam Craponne : "Cadet Roussel a trois maisons et le Maroc a cinq capitales"
Aux quatre villes impériales (Meknès et Marrakech sont des villes touristiques, Fès est une cité religieuse et Rabat un centre politique) on peut considérer que l’on peut rajouter Casablanca comme capitale économique. L’auteur est journaliste et pas historien universitaire ; j’ai cherché en vain, avec l’adresse internet donnée dans le livre, sa bibliographie complète. Je pense que Guillaume Jobin a vraiment peu (voire pas travaillé) sur les archives. Par contre il a mis ses étudiants à contributions autour de certains documents en arabe. Certes ici le grand public intruit est visé (et pas a priori la communauté des étudiants ou professeurs d'histoire, quoiqu'ils auraient intérêt à se plonger dans cet ouvrage), mais un bon livre de vulgarisation gagne à être bâti sur une connaissance approfondie de la question traitée, au risque de faire passer pour parole d'Évangile (ou de Coran) tous les faits exposés à l'origine par d'autres.
Cela peut amener à reprendre, sur des points de détail, des interprétations frelatées de certains auteurs. On est surpris quand on voit dans son avant-propos qu’il attribue à Clemenceau la formule "La tolérance il y a des maisons pour ça" alors que nombre de gens un peu cultivés savent que c’est une réplique de l’antidreyfusard que fut Paul Claudel ou trouveraient a priori suspect de l’attribuer à Clemenceau (tant par le sujet que par le style). On s’inquiète donc un peu sur les capacités de vérification de ses sources dont est capable l’auteur qui dit tenir un discours un peu iconoclaste remettant en cause quelques lieux communs sur l’histoire du Maroc. À la page 21 il nous livre d’ailleurs quelques lieux communs en usage au Maroc ou en France qui rehaussent l’image du Maroc du genre que Le Petit Prince a été écrit au Maroc ou que Mohamed V est un Juste reconnu par Yad-Vashem ou ultra simpliste pour la France comme les hommes de gauche dans la Résistance et les hommes de droite dans la Collaboration ou le maréchal Juin engagé dans la Résistance (affirmation intrinsèquement mal posée d'ailleurs).
La date de 1925 est particulièrement bien choisie pour marquer une rupture car c’est celle du départ forcé de Lyautey qui est remplacé à la tête des armées par le maréchal Pétain pour venir à bout de l’insurrection dans le Rif. Cette rébellion, après avoir frappé certes les Espagnols avec succès, menace maintenant le Protectorat français du Maroc. Comme résident général, Lyautey se voit suivi en octobre de la même année par Théodore Steeg. On voit combien l’implantation de colons est favorisée durant la période de ce dernier et celle de ses successeurs.
Illustration absente du livre
Sidi Mohammed ben Youssef (le futur Mohamed V) ne devient sultan qu’en 1927 et dans l’entourage du roi se trouve le Grand vizir Mohamed El Mokri. Kaddour Ben Ghabrit, directeur et fondateur de l’Institut Musulman de la Mosquée de Paris de 1922 à 1954, pourrait passer peut-être les yeux et les oreilles du Ministère français des Affaires étrangères. Guillaume Jobin perce bien les difficultés que rencontre le jeune sultan pour résister aux directives des autorités françaises et à faire face aux notables marocains ; l’auteur reprend l’idée qu’il s’agit pour ce dernier de toujours rester fidèle à ses idées tout en s’ajustant à celles des autres (page 63). On passe en revue le type de relations qu’il entretient avec les résidents généraux qui se succèdent en moyenne tous les trois à quatre ans.
Quoique catholique, ce qui ne l’empêche pas d’être homosexuel (on connaît la formule de Clemenceau à son égard : « Voilà un homme admirable, courageux, qui a toujours eu des couilles au cul… même quand ce n'étaient pas les siennes »), Lyautey ne va pas de "curailles" au Maroc car cela ne peut qu'entretenir une opposition à la colonisation. Lui parti, l’Église catholique reprend au Maroc son vieux rêve (déjà assez usé en Algérie) de convertir les Berbères au christianisme, ceci en particulier parce que leurs ancêtres l’étaient encore douze siècles avant. Ceci rajouté à la perspective de faciliter la politique foncière des colons, Mohamed V se voit imposer le dahir berbère en 1930 (il n'en retarde pas la mise en oeuvre). Ce texte permet de sortir une partie des Marocains des dispositions du Coran en matière de justice pour les placer sous le droit coutumier de leur tribu pour les questions secondaires et sous le droit français pour les points les plus importants (homicides et propriétés en particulier). Les manifestations d’opposition sont telles que ce texte est retiré quatre ans plus tard, cette protestation, qui a trouvé en Allah El Fassi un de ses principaux leaders, a nourri le désir de retrouver l’indépendance. L’auteur fait heureusement connaître les Français qui ont soutenu très tôt la lutte des Marocains, par ceux qui apportent leur soutien on relève le nom du trotskyste Daniel Guérin.
Le pacha de Marrakech Thami el Glaoui (1879-1956), qui a aidé les forces françaises à conquérir le Maroc, est la principale personnalité à contester l’autorité du sultan. Guillaume Jobin ne dit pas mais il est le grand-père de Mehdi El Glaoui (connu comme le personnage de Sébastion pour la série télévisuelle Belle et Sébastien des années soixante). Par ailleurs il prélevait chaque jour cent francs ou un quart des revenus (l’information varie selon les sources) auprès de chacune des nombreuses prostituées de Marrakech et était mêlé à d’autres affaires de prostitution ailleurs que dans cette ville. D'autre part El Glaoui semble aussi donner dans le trafic d’esclaves jusqu’en 1932 (la formulation de l'auteur mériterait d'être plus claire), date à laquelle une répression conséquente se met à exister (page 140).
Des rebelles agissent jusqu’au milieu des années trente et c’est une époque où la question du rattachement de certains territoires sahariens se posent tant au sud (Mauritanie) qu’à l’est (ligneTrinquet qui servira de base à la frontière avec l’état algérien). La partie sur la Seconde Guerre mondiale est très conséquente et traité avec adresse ; elle permet d’éclaire le lecteur sur des aspects méconnus ou de mettre un terme à certaines légendes. L’importance du sacrifice des Marocains dans la Libération de l’Europe (Italie, France et Allemagne) méritait d’être soulignée. Les autorités françaises refusent en 1945 les réformes qui pourraient permettre de temporiser sur les demandes d’indépendance (dans une intégrité territoriale aux limites non précisées) demandées par un manifeste en janvier 1944 signée par des personnalités appartenant à la haute bourgeoisie marocaine. Maigre consolation, le sultan est fait Compagnon de la Libération. Si les annexes sont fort intéressantes, l’illustration a le mérite d’exister mais, mis à part deux ou trois cartes, n’a pas un grand intérêt. Globalement, on a là un bel ouvrage qui porte un nouveau regard sur un espace et une époque pleins d’intérêt pour les habitants des deux rives de la Méditerranée. Nul doute que le tome suivant qui montrera dans quelles conditions s’est acquise l’indépendance ne pourrait pas être bien compris sans la connaissance (apportée icic) non seulement de celui qui allait devenir le roi du Maroc mais également des multiples dimensions qui caractérisent le protectorat du Maroc dans l’Entre-deux-guerres.
Pour connaisseurs Quelques illustrations