Avis de Patricia : "La littérature russe ne valorise pas une société où règnerait le crime sans châtiment et le châtiment sans crime"
L’auteure annonce que selon elle la littérature russe ne porte pas en elle les germes des orages d’acier que Poutine déchaîne actuellement en Ukraine. Selon Cécile Vaissié, la littérature russe porte au contraire un message de paix. Le sous-titre de ce livre est d’ailleurs Deux siècles de littérature russe.
Le bombardement du théâtre de Marioupol une vingtaine de jours après le déclenchement des hostilités par la Russie avait fait environ 600 morts et avait été suivi par des appels d’Ukrainiens à boycotter la littérature russe. Aussi bien en Ukraine que dans certains pays baltes des plaques ou des monuments en l’honneur d’écrivains russes (comme Pouchkine) ont été déplacés de l’espace public pour être cachés à la vue des passants.
En seize chapitres, Cécile Vaissié revisite la littérature russe sous un angle destiné à mettre en exergue ses valeurs humanistes sans pour autant laisser de côté des côtés moins reluisants comme anti-occidentalisme de Dostoïevski (ce dernier attribuant d’ailleurs au peuple russe un destin messianique et considérant que seule l’orthodoxie porte le christianisme).
L’antisémitisme de ce dernier est relevé par certaines pages de cet auteur. Or Dostoïevski a écrit dans ses premiers textes : « J’appartiens à une minorité nationale de l’empire russe, je suis tatare, je suis né en Russie, je ne peux pardonner à un écrivain russe sa haine contre les Pollacks et les Youpins. Non, je ne veux pas, même si c’est un génie » (page 153).
Pour notre auteure la littérature russe est née vraiment avec Pouchkine et Tolstoï était à la fois opposé à la peine de mort et à toute guerre. Elle s’interroge sur la fascination qu’a pu avoir la littérature française sur certains écrivains français qui possédaient parfaitement la langue de Molière.
Les personnages d’origine allemande sont nombreux dans les romans russes qu’ils soient précepteurs ou descendant des familles allemandes venues s’installer en Russie sur l’invitation de Catherine II. La répression en Pologne suscite de régulières réactions notamment en France. Ceci a pour conséquence des prises positions nationalistes de certains auteurs. Ainsi en 1831 Pouchkine écrit :
« Pourquoi tant de tumulte, oracle des peuples ?
Pourquoi menacez-vous la Russie d’anathème ?
D’où votre indignation ? Les troubles de Pologne ?
Laissez cela : c’est un débat entre Slaves,
Un vieux débat familial, réglé par le destin,
Une question que vous n’allez pas résoudre ». (page 29)
Cécile Vaissié résume magistralement le fossé entre les deux pôles intellectuels russes. « Les occidentalistes pensent que la Russie doit rattraper l’Europe sur le plan social, politique et technologique, et, pour cela, suivre le modèle occidental. Ce qui implique aussi de défendre une conception de la personne humaine, émancipée et douée de raison. En revanche, les slavophiles estiment que la Russie a sa propre voie, qui est différente de celle de l’Europe occidentale et dont les réformes de Pierre le Grand l’auraient détournée.
Appelant à retrouver les traditions nationales, ils prônent celles authentiques de la Russie paysanne, avec ses structures collectives telles que le mir et l’artel, et soulignent l’importance de la religion orthodoxe. L’individu, à leurs yeux, a donc moins d’importance que le collectif » (page 31). Selon François Furet, les slavophiles idéalisent la communauté paysanne comme refuge de l’âme russe. Sous l’URSS, il y a en fait trois types de littérature russe : celle qui trouve grâce dans la société soviétique, celle du samizdat (s’y rattachent certains écrits des années antérieures à 1970, époque où ce mot s’impose) qui paraît parfois à l’étranger et ne pourra être connue à l’intérieur de la Russie qu’à partir des années 1990, et celle des Russes émigrés.
Plus loin elle caractérise l’intelligentsia russe. Y appartenir « implique l’adhésion à une éthique : un membre de l’intelligentsia doit éclairer et servir le peuple, jouer le rôle de conscience morale et critiquer le pouvoir » (page 39).
Sont mis en exergue plusieurs autres écrivains, aux opinions très diverses, comme Radichtchev, Tourgueniev, Fiodr Tiouttchev, Alexandre Herzen, Anton Tchekhov, Nikolaï Tchernychevski, Evguéni Zamiatine, Mikhaïl Boulgakov, Maxime Gorki, Varlan Chalamov, Constantin Simonov, Alexandre Fadéïev, Anna Akhmatova, Mikhaïl Zochtchenko, Boris Pasternak, Vassili Grossman (d’origine juive ukrainienne), Alexandre Soljénitzine, Iossif Brodski, Iouli Daniel, Andreï Siniavski, Alexandre Tvardovski, Alexandre Galitch, Vladimir Maximov, Lydia Tchoukovskaïa, Guéorgui Vladimov, Valentin Raspoutine, Vassili Biélov, Victor Asfafiev, Vladimir Sorokine, Sergueï Mikhalkov (auteur de l’hymne national russe dans ses trois versions, à savoir celles des années 1944, 1977 et 2000)…
- Outre une introduction et une conclusion, on trouve les chapitres suivants:
Le XIXe siècle : le temps des « éternelles questions »
- Une littérature qui commence avec Pouchkine
- Quels rapports entre la Russie et l’Europe ?
- Peuple, pouvoir, intelligentsia : qui est coupable ?
- Que faire ? Faire ou ne pas faire ?
- Où sont les pères ?
- Des enfants, orphelins ou assassinés, au meurtre du père
- Le flou identitaire : qui est qui ?
- La rédemption est-elle possible ?
- Dénoncer les violences et le bagne
Le XXe siècle : l’époque de la réponse unique
- Vers la rupture bolchevique
- Les mises en garde sur « l’homme nouveau »
- Le knout et le pain d’épices
- Varlam Chalamov, le Goulag et Evguéni Prigojine
- La guerre et les purges d’après-guerre
- Le Dégel, par et pour la littérature
- La stagnation, combats et effondrements
- La perestroïka : libéralisation et déstalinisation provisoires
Pour connaisseurs Aucune illustration