Avis de Xirong : "Mots de Chine, locutions câlines"
Notre titre est évidemment une allusion à la chanson Nuit de Chine, nuit câline avec des paroles d’Ernest Dumont et une musique de Ferdinand-Louis Bénech, interprété pour la première fois en 1922 soit un an après la fondation du Parti communiste chinois. Ce livre part de mots chinois de différents niveaux de langue afin d’approcher certaines réalités culturelles ou sociale propres à la Chine. Si certains univers renvoient à des dimensions du passé, ils n’en pèsent pas moins sur la réalité d’un pays qui est encore aujourd’hui le plus peuplé du monde (il sera dépassé en population par la Chine dans une quinzaine d’années) et qui inquiète tant par le contrôle social mis en place, ses persécutions de certaines minorités (tels les Ouïghours et les Mongols), par ses menées bellicistes dans le détroit de Taïwan et plus largement dans certains secteurs de l’Océan pacifique que par sa mise en tutelle de certains pays qui sont ses débiteurs du fait d’emprunts.
Le lexique choisi est regroupé en trois catégories, à savoir "Mots de la modernité : l’invention d’un nouveau sujet chinois", " Mots anciens, sens nouveaux : retours, remplois, relectures" et "Nouveaux mots du pouvoir: une lecture révisionniste de l’histoire".
Pour la première partie ces mots sont : xiandai moderne, minzu nationalité, Zhongguo Chine, liuxue étudier à l’étranger, les divers ta désignant les 3e personne de la conjugaison (variant selon la qualité de neutre, féminin, masculin, singulier ou pluriel). En second volet, on trouve you voyager, guiyi prende refuge (consistant à se plonger dans certaines pratiques du bouddhisme), biaoyan performance, yinxiong héros, gui démon. Enfin on termine avec un ensemble composé du vocabulaire suivant : ziran nature, sichou ehi lu route de la soie, wenming civilisation.
Voici des exemples de diverses dimensions du contenu à partir du premier terme présenté (on peut notamment voir que l’on a l’occasion d’évoquer d’autres mots liés par le sens à celui étudié) :
« Xiandai est un néologisme « pur » - sans occurrences dans les textes du chinois ancien - créé par le truchement d’auteurs japonais ( gendai 現代 jap.), qui apparait en Chine au cours des dernières années du règne de l’impératrice Cixi慈禧(1835-1908) (Liu, 1995: 284 ; Zhang Yong, 2007: 38). On le trouve dès 1904 chez Liang Qichao梁启超 (1873-1929) avec l’expression xiandairen 现代人, ou « l’homme contemporain », traduction du nom de la revue littéraire et politique russe Le Contemporain (Sovremennik Современник) (Chen Shuo-win, 2012: 346). Le néologisme s’impose véritablement dans le langage courant, et notamment dans la presse, à partir des années 1920. Plusieurs dictionnaires publiés à cette époque proposent une entrée xiandai en mentionnant explicitement cette idée du contemporain. »
« C’est dans ce contexte industriel, marchand et cosmopolite de métropoles dominées par les capitaux et les concessions étrangères qu’apparait à la fin des années 1920 le néologisme phonétique modeng 摩登 , translittération sans doute de l’anglais «modern» (Zhang Yong, 2007:39). Alors que son usage s’est ensuite perdu, modeng permet à l’époque de désigner la nouveauté dans ce qu’elle a de plus immédiat, furtif et trivial. Qualifiant un certain type de subjectivité, de mode de vie, de pratiques nouvelles, en rupture avec le passé, modeng s’inscrit dans l’imaginaire de la culture de masse urbaine, occidentalisée et marchande de Shanghai (Lee,1999). »
« Les premiers usages historiographiques de l’idée de « moderne » en Chine, notamment à travers les signifiants jindai et xiandai (respectivement kindai 近代etgendai 現代 en japonais), apparaissent au sein des milieux lettrés à la fin du XIXe siècle (Chen, 2012: 345). Cette phase terminale des institutions impériales se caractérise par une production intellectuelle qui interroge en profondeur les formes, les valeurs et les principes de la communauté politique instituée depuis deux millénaires. Le basculement progressif de l’imaginaire impérial vers celui de l’identité nationale entraine une mutation profonde du rapport au temps et à l’espace au sein de la haute culture lettrée et de ce que Joseph Levenson appelle de manière quelque peu anachronique la « conscience historique chinoise » (Curtis,1970 : 288, Tang, 1996 : 238). »
« Pendant cette période intellectuelle éruptive immédiatement postérieure à la révolution républicaine de 1911, les débats à propos des différences entre la Chine et l’Occident opposent avec une série de nuances complexes les « conservateurs » aux « occidentalistes » (Chen, 1989). Qu’ils défendent la supériorité de la civilisation spirituelle orientale ou l’efficacité de la civilisation matérialiste occidentale – nonobstant le caractère fictionnel et idéologique de ces catégories – les deux camps ont intériorisé une temporalité universelle, progressiste et linéaire en tant que cadre d’interprétation du monde. »
« C’est ainsi que la politique des « quatre modernisations » ou si ge xiandaihua 四个现代化, promue par le Premier ministre Zhou Enlai 周恩来 (1898-1976) sous la houlette de Mao Zedong 毛泽东 (1893-1976) en 1964 et relancée par Deng Xiaoping en 1978, limite cette sémantique du « moderne » à une dimension matérielle : la défense, l’agriculture, l’industrie et les sciences et technologies (Guiheux, 2018 :102 ; Yu, Zhang, 2013 : 134, 266). De même, quand le Dictionnaire de chinois contemporain définit la « modernisation » comme un processus téléologique qui vise à « atteindre un niveau technologique et scientifique moderne et avancé » (« 使具有现代先进科学技术水平 » ) ( Xiandai hanyu cidian , 2005 : 1479), l’encyclopédie Cihai 辞海, dans la même veine mais avec plus de précision chronologique, note qu’il s’agit de l’objectif principal des « pays en voie de développement » ( zhong fada guojia 中发达国家) depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale en insistant sur l’augmentation des capacités de production et de consommation grâce aux innovations technologiques et scientifiques. »
« Après la Révolution culturelle, les enjeux politiques sur la nature de la « modernisation » ont refait surface. Dans son appel à la « cinquième modernisation » (di wu ge xiandaihua 第五个现代化) (Pino, 1997), le militant Wei Jingsheng魏京生, figure importante d’un bref mouvement de contestation contre le régime à l’hiver 1978-1979, liait de nouveau l’idéal politique de démocratisation au concept de « moderne ». De même, dans son préambule, la « Charte 08 » (lingba xianzhang 零八宪章), rédigée à l’initiative de Liu Xiaobo 刘晓波 (1955-2017), souligne que « la liberté, l’égalité, les droits de l’homme sont des valeurs universelles de l’humanité, que la démocratie, la république et un gouvernement constitutionnel sont le cadre institutionnel fondamental d’une politique moderne ( xiandai zhengzhi 现代政治)». La suite du texte précise que « une ‘modernisation’ (xiandaihua) qui s’écarte de ces valeurs universelles et de ce cadre institutionnel fondamental mène à la catastrophe, en privant l’homme de ses droits, en corrompant l’âme humaine et en portant atteinte à la dignité humaine ». Dans cette citation, les guillemets qui encadrent l’expression « modernisation » servent explicitement à montrer que la signification officielle de la notion est trop restrictive. Les guillemets veulent souligner que la modernité n’est pas que techno-économique. »
Pour connaisseurs Aucune illustration
Vanessa Frangville, Françoise Lauwaert et Florent Villard
Mots de Chine
Ruptures, émergences, persistances
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