Avis de le club du roman historique : "Très bien"
1227. À la mort de Gengis Khan, ses fils puis ses petits-fils, censés prendre la relève, se révèlent incapables de gouverner le vaste Empire mongol. Heureusement, Toregene et Sorgaqtani, belles-filles de Gengis Khan, et Chabi, mariée à l'un de ses petits-fils, vont successivement relever le défi ! Intelligentes, fines politiques, d'une détermination sans faille, ces femmes vont réussir à maintenir l'unité de l'Empire, à le préserver de la guerre civile et du chaos. C'est cette histoire que nous raconte Armand Herscovici par la voix d'Alagh, ancienne esclave devenue à la fin de sa vie la cinquième épouse du Grand Khan Kubilaï, petit-fils de Gengis Khan.
Rares sont les romans historiques qui abordent l'histoire de l'Empire mongol. De manière générale, cette civilisation brillante est malheureusement méconnue. Ainsi, l'histoire de l'Empire mongol m'a toujours semblé inaccessible et compliquée, peu attirante. Grossière erreur que ce roman a très vite corrigée ! L'auteur, sans doute sensible à la question, a pris soin d'ajouter en début de roman une note au lecteur et, à la fin, un arbre généalogique, un glossaire et la liste des différents personnages, en distinguant ceux qui ont réellement existé de ceux qui sont imaginaires. L'un des atouts de ce roman réside dans le fait que pratiquement tous les personnages de ce roman ont véritablement existé. Ogodeï, Guyuk, Möngke, Hülegü, Batu, Kubilaï, Ariq Boka... Si ces noms vous sont inconnus, ce roman vous permettra de découvrir avec plaisir et sans aucune difficulté ces personnages emblématiques de l'histoire mongole.
Le témoignage d'un personnage imaginaire
Le roman débute en 1294 alors qu'Alagh est en train de mourir. Nous prenant comme témoin, elle nous confie le récit de sa vie depuis sa capture par les troupes mongoles à l'âge de 7 ans en 1237 jusqu'à la mort de son époux Kubilaï, Grand Khan. Le récit à la première personne du singulier, sur le ton de la confidence, est idéal pour mettre le lecteur en confiance. Celui-ci a l'impression d'être en tête-à-tête avec Alagh, à ses côtés, et de recevoir le témoignage direct d'une femme qui a connu et côtoyé les grands personnages de l'Empire mongol, c'est-à-dire les différents souverains, mais aussi et surtout leurs femmes.
Un Empire mongol géré par les femmes
Qu'elles soient simplement épouses de souverains fantoches, plus attirés par l'airag – boisson à base de lait fermenté de jument – que par le bien-être de leur peuple, ou bien régentes, trois femmes ont marqué l'histoire de l'Empire mongol. Brillantes, stratèges et déterminées, Toregene, Sorgaqtani et Chabi ont réussi à maintenir l'unité et la paix au sein de l'Empire mongol malgré son extraordinaire étendue. Politique, économie, culture, religion, ces femmes sont intervenues dans tous les domaines de l'État. Ne croyez pas qu'elles étaient de douces colombes ! À la tête chacune d'un vaste territoire (ulus), ces femmes de caractère étaient ambitieuses et convoitaient les territoires des autres Khans, mais elles ont eu l'intelligence de ne pas mettre pour autant en péril l'Empire mongol. Il existe peu d'exemples dans l'Histoire où des femmes ont été amenées à gouverner d'aussi grands territoires et autant de peuples.
La découverte d'une civilisation à travers l'histoire d'Alagh
Et c'est à travers le prisme du roman, la vie étonnante et tumultueuse d'Alagh, que nous découvrons la civilisation mongole : événements historiques, organisation de l'Empire, paysages époustouflants, traditions, moeurs…
Capturée par les troupes mongoles en 1237, Alagh est amenée à la cour de Karakorum, capitale de l'Empire, en plein coeur de l'actuelle Mongolie, et présentée à Toregene, l'épouse du Grand Khan Ogedeï, qui la prend à son service. Remarquant ses facultés, elle en fait très vite sa "sa femme à tout faire", oeuvrant notamment à des travaux d'écriture et de lecture. Mais, même si Karakorum fait office de capitale, le Grand Khan et son entourage continuent de vivre sous des yourtes, comme le faisaient leurs ancêtres, se déplaçant au fil des saisons. Et c'est l'occasion pour le lecteur de découvrir un territoire gigantesque, depuis la Chine aux confins de l'Europe en passant par le Tibet et la Sibérie, aux paysages, à la faune et à la flore si extraordinaires, si variés.
Considérant Ogedeï comme "un individu malfaisant, voire crapuleux, peut-être pas totalement dépourvu de valeurs, mais surtout capable de pulsions incontrôlées, et, plus que l'immense majorité des Mongols, ce qui n'est pas peu dire, un soiffard invétéré", Alagh ne ressent aucune tristesse lors de sa mort en 1241. Secondée par la jeune fille, la régente Toregene parvient à faire élire son fils Guyuk Grand Khan lors du quriltaï de 1246, n'hésitant pas pour cela à envoyer Alagh comme coursier (ulaci) aux confins de l'Empire ou à lui ordonner d'empoisonner des opposants trop virulents ! Quriltaï, ulaci… nous abordons ici l'une des caractéristiques de l'Empire mongol : son organisation parfaitement paramétrée, basée sur la yasa – loi édictée par Gengis Khan –, le quriltaï – grande assemblée réunissant tous les grands personnages de l'Empire et au cours de laquelle sont prises d'importantes décisions – et le yam, système de relais de poste couvrant tout le territoire mongol. Un exemple : lorsque l'ennemi était battu, les Mongols proposaient au vaincu la reddition sans condition. S'il l'acceptait, il rejoignait la communauté mongole, devenait vassal du Grand Khan, lui payait des impôts et pouvait conserver ses moeurs et sa religion sans qu'aucune destruction n'intervienne. C'est ainsi que christianisme, bouddhisme, islam, taoïsme ou bien encore chamanisme se sont côtoyés sereinement au sein de l'Empire mongol sans aucune tension ! Dans le cas contraire, la population était massacrée, les femmes violées, les villes détruites… Tout cela pour inspirer la crainte et convaincre les populations à se soumettre. Ce ne fut pas le cas de la plupart des villes européennes : les populations, quand elles ne furent pas massacrées, ont été réduites en esclavage, des villes ont été rayées de la carte, les campagnes ont été dévastées… D'ailleurs, il est très intéressant de voir la conquête de l'Europe par les Mongols non plus du point de vue occidental, comme nous en avons l'habitude, mais du point de vue mongol.
Au fil des années, Toregene se rapproche de Sorgaqtani, sa belle-soeur, et, ensemble, elles dictent à Alagh et à Quaraldaï, jeune esclave appartenant à Sorgaqtani, L'Histoire secrète des Mongols, source littéraire de premier ordre permettant de connaître l'histoire de l'Empire mongol. C'est à travers ce récit qu'on apprend notamment dans ce roman comment s'est déroulé l'enterrement de Gengis Khan et comment on parvint à ce que nul ne connaisse l'endroit exact de sa sépulture… ce passage est très intrigant !
À la mort de Toregene, Alagh passe au service de Sorgaqtani, mère de Möngke, futur Grand Khan et dont Alagh est la maîtresse. Tandis que les guerres de conquêtes en Europe, au Moyen-Orient et en Chine ainsi que les complots pour accéder au pouvoir suprême se poursuivent, Alagh continue son petit bonhomme de chemin, devenant à la mort de Sorgaqtani la maîtresse de Hülegü, frère du Grand Khan Möngke, qui acquiert le contrôle des territoires de l'ouest et du sud-ouest. Sur ordre de Möngke, Hülegü est chargé d'éliminer une bonne fois pour toute la secte des Hashshashins. Au cours de l'opération, Alagh est capturée par les membres de cette secte et nous découvrons à ses côtés le fonctionnement de cette secte, ses préceptes et leur forteresse stratégique, Alamut... c'est impressionnant ! Délivrée par Hülegü, elle est aussitôt répudiée et renvoyée à Karakorum où Chabi, épouse de Kubilaï lui aussi futur Grand Khan, la prend à son service.
Après la mort de Möngke et l'élection de Kubilaï comme Grand Khan, nous pénétrons davantage dans l'histoire de la Chine mongole, avec la naissance de la dynastie Yuan, la conquête pacifique du royaume de Tali – aujourd'hui le Yunnan –, la construction de K'ai-p'ing, ville à la frontière de la Mongolie historique et de la Chine du nord, mais aussi l'invention de l'écriture carrée ! En effet, le mongol et le chinois ne parvenant pas à l'universalité, Kubilaï Khan demande à Drogön Chögyal Phagpa de créer une écriture universelle. Devenue la cinquième épouse de Kubilaï Khan, Alagh est chargée de la difficile diffusion de cette écriture en Chine et s'investit également dans la vie culturelle : ouverture de salles de théâtre dans l'ancien royaume des Songs, rédaction de pièces, exemption d'impôts pour les acteurs... Ce sera aussi pour elle l'occasion de rencontrer Marco Polo en 1266, futur homme de confiance du Grand Khan, dont elle deviendra l'amie avant qu'il n'obtienne enfin au bout de dix-sept ans de bons et loyaux services l'autorisation du Grand Khan de rentrer en Europe.
Mais toute histoire a une fin, et Kubilaï Khan et Alagh entrent progressivement dans la vieillesse après avoir oeuvré toute leur vie à la splendeur et à la gloire de l'Empire mongol.
Mêlant habilement l'Histoire et la petite histoire à travers le destin d'Alagh, Armand Herscovici rend ici un bel hommage à cette civilisation injustement oubliée.
https://www.sciencesetavenir.fr/archeo-paleo/archeologie/nantes-quand-la-chine-ne-souhaite-pas-que-soit-celebre-gengis-khan_148555