Avis de Adam Craponne : "BEAUCOUP DE DÉMOSTHÈNE ÉLOIGNE DE CLEMENCEAU; UN PEU DE DÉMOSTHÈNE Y RAMÈNE …"
Georges Clemenceau en 1926 donne un "Démosthène" de 125 pages qui est un plaidoyer pour ses propres actions où il dédouane le leader grec de toute corruption sur le mode qu’on ne soupçonne pas la femme de César. Il le fait en évoquant l’affaire d’Harpale où Démosthène est accusé de s’être approprier une partie du trésor d’un argentier d’Alexandre qui avait fui ce dernier pour venir à Athènes. Georges Clemenceau a senti le besoin de se laver une fois de plus du Scandale de Panama, car Cornelius Herz étant actionnaire de son journal, Clemenceau fut accusé d’avoir touché de l’argent de ce dernier.
Il se délivre un brevet de patriotisme intelligent par rapport à ceux qui l’appellent "le Perds la victoire" (ceci à l’initiative de Joffre et Poincaré en particulier, qui lui reprochent de ne pas avoir exigé le démantèlement de l’Allemagne) et ceux qui le voient en "Premier flic de France" aux méthodes policières :
« Au cours des pires épreuves, respectueux de l’idéal athénien auquel il avait consacré sa vie, il demeura invariablement fidèle à sa ville, à l’Hellade, par qui la civilisation, dont nous tirons gloire, a pu vivre, prospérer, le malheur fut de l’imparfaite compréhension du peuple le plus compréhensif, de l’irrésolution du peuple le plus brave, des défaillances du peuple des plus surprenantes victoires, le plus fécond en supériorités comme en défaillances de pensée et d’action ». (page 117 du livre de Clemenceau)
Comme le choix entre des sympathies pour Sparte ou pour Athènes, se sentir proche d’Alexandre ou de Démosthène est dans la Deuxième partie du dix-neuvième siècle et à la Belle Époque un clivage idéologique parmi ceux qui écrivent l’histoire et ceux qui pensent la faire (les hommes politiques). Démosthène est aussi un personnage qui est le porte-drapeau symbolique pour certains Allemands de l’unité allemande et sert de point d’appui pour les racines de démocratie républicaine en France (voir le second chapitre de "Démosthène : rhétorique, pouvoir et corruption").
On lit dans l’introduction de Patrice Brun, une phrase où on se dit qu’en remplaçant "cité" par "pays" on pourrait croire que l’on parle de la France des Années folles :
« la chute inexorable d’une cité ayant fourni au monde occidental certaines des bases les plus solides de sa culture artistique, littéraire et politique inquiète » (page 11)
Dans le premier chapitre l’auteur explique de quelles fragiles sources on peut disposer aujourd’hui pour reconstituer la vie de Démosthène. Ce ne sont seulement les dimensions parcellaires qui gênent mais aussi les propos malveillants dont on dispose sur lui devant lesquels on peut se demander à quel point il reflète ou nom l’ombre d’une réalité. Fort intelligemment, Patrice Brun rappelle que comme tous les hommes publics Démosthène n’hésitait pas on seulement à rapporter mais à créer des ragots, montrant ce qu’il dit déjà de peu sympathique sur les parents d’Eschine et transforme en qualificatifs abjects une fois qu’ils sont morts, à savoir que le père était esclave et la mère prostituée de bas étage (page 18). On apprécie que trois textes épigraphiques, citant Démosthène, dont le décret de proxénie (responsabilité consulaire) et proposition de décret honorifique, couvrant ensemble un peu plus de deux pages soient cités en annexe du premier chapitre.
Patrice Brun propose ensuite du chapitre trois au chapitre dix de reconstituer la vie de son personnage ; le découpage et le titre sont très pédagogiques. Ainsi se succèdent "Origine, jeunesse et formation", "Chercher sa voie", "La paix nécessaire", "Premier de cordée", "Parenthèse", "Harpalosgate", "Mourir". Patrice Brun montre la constante opposition que mène Démosthène contre la montée en puissance des Macédoniens : Philippe II, Alexandre et Antiparos. C'est dans le temple de Poséidon de l’île Calaurie (Poros aujourd’hui, au sud de la Grèce) que le célèbre orateur, poursuivi par les sbires d’Antiparos, prit un poison pour se suicider, il avait 68 ans. On apprécie l’index des noms propres des thèmes, l’index géographiques, les diverses cartes proposées et chose positivement surprenant un index des passages de Démosthène qui ont été cités.
Patrice Brun porte un regard fortement critique et dans sa conclusion, on peut lire :
« Démosthène était mort pour ses idées. Mais gommons de suite après toute idée de martyre : le fait de mourir pour ses idées ne signifie pas forcément qu’elles sont bonnes. Ni d’ailleurs qu’elles sont mauvaises. Il est d’abord mort en un temps où, rappelons-le une dernière fois, bien peu d’hommes politiques éminents se sont éteints dans leur lit : à Athènes, Hypéride, Démade, Phocion et d’autres moins connus subirent le même sort violent. (…) Quant à cette figure de combattant de la liberté de l’Hellade, on a vu ce qu’il fallait en penser ; s’il se battit en effet, et ce en toute sincérité, pour la liberté de sa cité, il militait aussi et peut-être surtout pour le droit imprescriptible de cette dernière à dominer le monde grec au titre d’un siècle et demi d’histoire, au nom de Marathon et de Salamine. L’idée de liberté qu’il défendait était synonyme de soumission des autres cités grecques ». (page 303)
Pour connaisseurs Quelques illustrations